15e May 1771, à Ferney
Monsieur,
Je ne vous ai point remercié assez tôt de l’honneur de vôtre souvenir. La raison en est que j’ai été tout près d’aller dans le vaste païs où l’on ne se souvient plus de personne, mais le voiage est différé peut être de quelques mois. En attendant, je me suis hâté de vous envoier par un coche qui va de nos déserts à Lyon, un petit paquet à vôtre adresse intitulé papiers. Je me flatte qu’on respectera vôtre nom, et que le petit paquet arrivera sain et sauf.
Vous avez commencé, Monsieur, par gouverner des serpents dans l’île ste Lucie; vous civilisez actuellement des loups cerviers. Je suis persuadé que vous parviendrez à les métamorphoser en hommes. Je souhaitte que vous puissiez changer ainsi vos montagnes en terres fertiles, et que vous fassiez ce que les Arabes et les Romains n’ont pu faire. On dit qu’il y a quelques bons cantons dans vôtre île, et que vous avez d’excellent gibier mais que la Corse ne sera jamais une terre à froment. Je m’en raporte à vous, Monsieur; vous y ferez sûrement tout le bien qui peut s’y faire. Je serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie à l’homme supérieur, à l’homme respectable qui vous a mis à la tête de la Corse et qui est actuellement malgré lui dans un plus beau climat.
Vous savez quelles sont nos tracasseries parlementaires. Il est vrai qu’on ne s’assassine point comme on fesait autrefois en Corse; mais les haines sont aussi violentes qu’elles peuvent l’être entre des Français qui ont le bonheur d’oublier tout au bout de six mois.
Pour moi, Monsieur, je n’oublierai jamais les bontés dont vous m’avez honoré. Tous mes sens se sont affaiblis, mais il n’y aura nulle diminution dans l’attachement et le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur
l’hermite des Alpes