22e avril 1771
Mon cher ami, j’ai pensé mourir avant vôtre parlement.
J’ai dumoins été très malade, et je suis prèsque entièrement aveugle. Voilà les raisons qui m’ont empêché de vous écrire du fond de mes déserts couverts de neige. La santé, mon cher neveu, la santé est ce qu’il y a de mieux dans ce monde, tout le reste n’est qu’un accessoire. Vous perdez l’accessoire de conseiller au parlement, mais on vous rembourse vôtre charge, et il y a bien des places en France qui seront à vôtre bienséance. Vous serez fort à vôtre aise; vous aurez de belles et bonnes terres. Vous avez surtout une femme aimable qui fera le bonheur de vôtre vie. J’espère que lorsque la fermentation des parlements de province sera un peu appaisée, vous quitterez Sancoins. J’espère que vous passerez par chez nous, et que nous mangerons ensemble le peu de pain qui nous reste; car nôtre petit païs de Gex éprouve la famine, et personne ne songe à nous soulager. Les parlements du Roiaume font de belles remontrances, mais il n’y en a pas un qui nous fasse venir du pain.
Vous m’avouerez qu’on peut à toute force suporter la vie avec six conseils supérieurs qui épargnent aux pauvres plaideurs de longs voiages, et beaucoup d’argent, mais qu’il est impossible de vivre sans manger. Cette situation a fait grand tort à ma colonie. Nous avons beaucoup plus de montres que de sacs de bled. J’en fais venir de fort loin. La viande de boucherie et le vin nous manquent aussi bien que le froment; la mortalité s’est mise dans les basse-cours; nous n’avons pas une seule pièce de gibier; à celà près je vous ferai la meilleure chère du monde. Vous ne vous attendez pas sans doute que je vous mande des nouvelles du pied des Alpes et du mont Jura; je n’en sais que des bords du Danube et de la mer Noire. Elles ne pouraient intéresser que vôtre oncle le Turc. Vous ne vous attendiez pas à le voir un jour doien de la grand-chambre. Il me semble qu’il y figurera très bien avec ses cheveux gris. Il a un faux air de l’abbé Pucelle qui est tout à fait imposant.
Adieu, Made Denis et moi nous vous embrassons de tout nôtre cœur, et nous fesons les plus sincères compliments à madame vôtre femme.
V.