1750-07-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

J'ai d'abord passé par Wesel qui n'est plus ce qu'elle était quand Louis XIV la prit en deux jours en 1672 sur les Hollandais.
Elle appartient aujourd'hui au roi de Prusse, et c'est une des plus fortes places de l'Europe. C'est là qu'on commence à voir de ces belles troupes que Frederic second forma sans vouloir s'en servir et que son fils a rendues si utiles à ses intérêts et à sa gloire. Le premier coup d'œil surprend toujours.

D'un regard étonné j'ai vu sur ces remparts
Ces géants court vêtus, automates de Mars,
Ces mouvements si prompts, ces démarches si fières,
Ces moustaches, ces grands bonnets,
Ces habits retroussés, montrant de gros derrières
Que l'ennemi ne vit jamais.

Bientôt après j'ai traversé les vastes et tristes et stériles et détestables campagnes de la Westphalie.

De l'âge d'or jadis vanté
C'est la plus fidèle peinture;
Mais toujours la simplicité
Ne fait pas la belle nature.

Dans de grandes huttes qu'on appelle maisons on voit des animaux qu'on appelle hommes qui vivent le plus cordialement du monde pêle mêle avec d'autres animaux domestiques. Une certaine pierre dure, noire et gluante, composée à ce qu'on dit d'une espèce de seigle, est la nourriture des maîtres de la maison. Qu'on plaigne après cela nos paysans, ou plutôt qu'on ne plaigne personne. Car sous ces cabanes enfumées et avec cette nourriture détestable, ces hommes des premiers temps sont sains, vigoureux et gais. Ils ont tout juste la mesure d'idées que comporte leur état.

Ce n'est pas que je les envie;
J'aime fort nos lambris dorés,
Je bénis l'heureuse industrie
Par qui nous furent préparés
Cent plaisirs par moi célébrés,
Frondés par la cagoterie,
Et par elle encor savourés.
Mais sur les huttes des sauvages
La nature épand ses bienfaits;
On voit l'empreinte de ses traits
Dans les moindres de ses ouvrages.
L'oiseau superbe de Junon,
L'animal chez les juifs immonde,
Ont du plaisir à leur façon;
Et tout est égal dans ce monde.

Si j'étais un vrai voyageur, je vous parlerais du Weser et de l'Elbe et des campagnes fertiles de Magdebourg qui étaient autrefois le domaine de plusieurs saints archevêques et qui se couvrent aujourd'hui des plus belles moissons, à regret sans doute pour un prince hérétique. Je vous dirais que Magdebourg est presque imprenable. Je vous parlerais de ses belles fortifications et de sa citadelle construite dans une île entre deux bras de l'Elbe, chacun plus large que la Seine ne l'est vers le pont royal. Mais comme ni vous, ni moi n'assiègerons jamais cette ville, je vous jure que je ne vous en parlerai jamais.

Me voici enfin dans Postdam. C'était sous le feu roi la demeure de Pharasmane, une place d'armes et point de jardin, la marche du régiment des gardes pour toute musique, des revues pour tout spectacle, la liste des soldats pour bibliothèque. Aujourd'hui c'est un assez beau palais; il y a des légions et des beaux esprits, du plaisir et de la gloire, de la magnificence et du goût. Voilà le premier coup d'œil et en voilà assez pour une lettre.