1771-08-31, de Ferdinando Galiani à Louise Florence Pétronille La Live, marquise d'Épinay.

Voilà un terrible tour, ma belle dame, que vous me jouez de temps à autre.
Je vois arriver un gros paquet de vous; je m'en réjouis d'avance; je m'attends à la plus longue lettre du monde, et au lieu de trouver que vous m'écrivez, je trouve que vous m'avez fait transcrire un morceau de Voltaire pour me l'envoyer. Si je voulais me venger, je transcrirais un morceau de mon bréviaire, et je vous l'enverrais.

J'avoue que le morceau curiosité de Voltaire est superbe, sublime, neuf et vrai. J'avoue qu'il a raison en tout, si ce n'est qu'il a oublié de sentir que la curiosité est une passion, ou si vous voulez une sensation qui ne s'excite en nous que lorsque nous nous sentons dans une parfaite sécurité de tout risque. Le moindre péril nous ôte toute curiosité, et nous ne nous occupons plus que de nous mêmes et de notre individu. Voilà l'origine de tous les spectacles. Commencez par assurer des places sûres aux spectateurs, ensuite exposez à leurs yeux un grand risque à voir. Tout le monde court et s'occupe. Cela conduit à une autre idée vraie, c'est que plus le spectateur est sûr, plus le risque qu'il voit est grand, plus il s'intéresse au spectacle, et ceci est la clef de tout le secret de l'art tragique, comique, épique, etc. Il faut présenter des gens dans la position la plus embarrassante à des spectateurs qui ne le sont pas. Il est si vrai qu'il faut commencer par mettre bien à leur aise les spectateurs, que s'il pleuvait dans les loges, si le soleil donnait sur l'amphithéâtre, le spectacle est abandonné. Voilà pourquoi il faut dans tout poème dramatique, épique, etc., que la versification soit heureuse, le langage naturel, la diction pure. Tout mauvais vers, obscur, entortillé, est un vent coulis dans une loge. Il fait souffrir le spectateur, et alors le plaisir de la curiosité cesse tout à fait. Or donc Lucrèce n'a pas tort tout à fait. Quoiqu'il n'y ait pas un vrai retour sur soi-même, ni un développement de la sensation de notre bonheur lorsque la curiosité commence en nous, il est très vrai que, par instinct, elle ne saurait s'exciter sans ce préalable. Ainsi la curiosité est une suite constante de l'oisiveté, du repos, de la sûreté; plus une action est heureuse, plus elle est curieuse. (Voilà pourquoi Paris est la capitale de la curiosité; Lisbonne, Naples, Constantinople en ont moins, ou presque point.) Un peuple curieux est un grand éloge de son gouvernement.

Une autre réflexion qu'aurait dû faire Voltaire sur la curiosité, qui est très intéressante, c'est qu'elle est une sensation particulière à l'homme, unique en lui, qui ne lui est commune avec aucun autre animal. Les animaux n'en ont pas même l'idée. Faites devant un troupeau de brebis tout ce que vous voudrez, si vous ne les touchez pas, vous ne les intéresserez jamais. Si les bêtes donnent quelque signe qui nous paraisse de la curiosité, c'est l'épouvante qu'elles prennent, et rien autre. On peut épouvanter les bêtes, on ne saurait jamais les rendre curieuses. Or, selon ce que je viens de dire, l'épouvante est le contre-pied de la curiosité. Si la curiosité est impossible aux bêtes, l'homme curieux est donc plus homme qu'un autre homme, et c'est vrai en effet. Newton était si curieux, qu'il cherchait les causes du mouvement de la lune, de la marée, etc. Le peuple le plus curieux a donc plus d'hommes qu'aucun autre peuple. Voilà le plus bel éloge qu'on ait jamais fait des badauds de Paris. Cette idée est profonde, et je n'ai pas le temps de vous la détailler. Assurément Voltaire n'a pas écrit plus rapidement que moi son article de la curiosité. Il l'a mieux écrit, car il écrit sa langue, mais si vous voulez vous donner la peine de développer ce que j'ai griffonné, vous y verrez un grand bout du cœur humain. L'homme animal curieux; l'homme susceptible de spectacles. Presque toutes les sciences ne sont que des curiosités, et la clef de tout est une base de sûreté et une situation sans souffrance dans l'animal curieux. Voilà pourquoi c'est m. de Chaulnes qui fait aller le cerf volant, et ce n'est pas m. de la Chalotais, quoique la Chalotais soit plus savant que lui.

Voilà une petite dissertation que vous m'avez arrachée. Promettez à madame Necker de la lui communiquer en troc de ma lettre. Je ne saurais imaginer que Suard, Marmontel et d'autres ne puissent vous mettre en relation avec madame Necker. Bon soir; le temps me manque. Je vous embrasse.

P. S. Voltaire connaît bien peu les animaux. Il a parlé des singes et des chiens comme un enfant. Le singe n'est point curieux: il cherche sa nourriture. Comme il n'a point d'odorat et très peu d'instinct, il est obligé de casser tout et de toucher à tout. Naturellement il ne se nourrit que de fruits et d'huîtres. Il croit donc que tout est des cocos, de marrons, d'huîtres, et il faut qu'avec les dents il écrase tout pour en vider le noyau. Les chiens n'ont point de curiosité: ils ont peur lorsqu'ils ne sont point habitués à aller en voiture, et ils mettent leur tête à la portière pour s'en élancer; mais, comme ils voient trembler et courir les pierres du pavé, ils n'osent pas se jeter et aboient de peur. Une fois habitués, ils restent tranquilles. Jamais aucun animal n'a été curieux.