à Versailles ce 7 janvier 1744 [1745]
Le dernier ouvrage que vous avez bien voulu m'envoyer monsieur, est une nouvelle preuve de votre grand goust, dans un siècle où tout me semble un peu petit, et où le faux bel esprit s'est mis à la place du génie.
Je crois que si on s'est servi du terme d'instinct pour caractériser Lafontaine, ce mot instinct signifioit génie. Le caractère de ce bon homme étoit si simple, que dans la conversation il n'étoit guères au dessus des animaux qu'il faisoit parler; mais comme poète il avoit un instinct divin, et d'autant plus instinct qu'il n'avoit que ce talent. L'abeille est admirable, mais c'est dans sa ruche. Hors de là, l'abeille n'est qu'une mouche.
J'aurois bien des choses à vous dire sur Boylau et sur Moliere. Je conviendrois sans doute que Moliere est inégal dans ses vers, mais je ne conviendrais pas qu'il ait choisi des personnages et des sujets trop bas. Les ridicules fins et déliez dont vous parlez ne sont agréables que pour un petit nombre d'esprits déliez. Il faut au public des traits plus marquez. De plus ces ridicules si délicats ne peuvent guères fournir des personnages de téâtre. Un défaut presque imperceptible n'est guère plaisant. Il faut des ridicules forts, des impertinences dans les quelles il entre de la passion, qui soient propres à L'intrigue. Il faut un joueur, un avare, un jaloux, etc. Je suis d'autant plus frappé de cette vérité que je suis occupé actuellement d'une fête pour le mariage de Mr le dauphin dans la quelle il entre une comédie, et je m'aperçois plus que jamais que ce délié, ce fin, ce délicat qui font le charme de la conversation, ne conviennent guère au téâtre. C'est cette fête qui m'empêche d'entrer avec vous monsieur dans un plus long détail, et de vous soumettre mes idées, mais rien ne m'empêche de sentir le plaisir que me donnent les vôtres.
Je ne prêteray à personne le dernier manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je ne pus refuser le premier à une personne digne d'en être touchée. La singularité frappante de cet ouvrage en faisant des admirateurs a fait nécessairement des indiscrets. L'ouvrage a couru. Il est tombé entre les mains de Mr de la Bruere qui n'en connaissant pas l'auteur a voulu, dit on, en enrichir son mercure. Ce Mr de la Bruere est un homme de mérite et de goust. Il faudra que vous luy pardoniez. Il n'aura pas toujours de pareils présents à faire au public. J'ay voulu en arrêter l'impression, mais on m'a dit qu'il n'en étoit plus temps. Avalez je vous en prie ce petit dégoust, si vous haïssez la gloire. Votre état me touche à mesure que je vois les productions de votre esprit si vray, si naturel, si facile, et quelquefois si sublime. Qu'il serve à vous consoler, comme il servira à me charmer. Conservez moy une amitié que vous devez à celle que vous m'avez inspirée. Adieu monsieur, je vous embrasse tendrement.
V.