1767-09-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher ami, votre ingénu accompagné de cinq autres pour différentes personnes n'est point parti.
Le frère du résident de Geneve qui devait s'en charger, était déjà en route quand on les lui envoya. Vous m'apprenez que le mal n'est pas grand, et qu'on réimprime à Paris cette petite brochure. Il faut absolument que ce soit m. Marin qui ait favorisé le sieur Lacombe, ou que le sr Lacombe lui même se la soit fait adresser en droiture, car il est très certain que je n'en ai fait tenir que la moitié à Lacombe et je crois même que cette moitié n'est partie qu'après son édition faite. Cette première partie lui a été envoyée corrigée et très inutilement puisque son édition fourmille de fautes. J'espère qu'au moins il m'en fera tenir un exemplaire. Malgré tous mes maux je m'égaie à voir embellir par des acteurs qui valent mieux que moi, une comédie qui ne mérite pas leur peine. Nous avons trois auteurs dans notre troupe. Vous m'avouerez que cela est unique dans le monde; et ce qu'il y a de beau encore, c'est que ces trois auteurs ne cabalent point les uns contre les autres; nous sommes plus unis que la Sorbonne. Tous les étrangers sont très tâchés que cette faculté de grands hommes ait supprimé sa censure; elle aurait édifié l'Europe et mis le comble à sa gloire.

J'ai reçu les belles pièces de théâtre qu'on m'a envoyées depuis peu; c'est Racine et Moliere tout pur. Il y a quelque temps qu'on m'envoya un livre intitulé Le Siècle de Louis 15. Les principaux personnages du siècle sont trois joueurs d'orgue et deux apothicaires. Il manquait à ce siècle l'ouvrage que la Sorbonne annonçait; mais j'ose espérer que nous verrons ce chef d'œuvre. Je ne peux concevoir comment on a permis en France l'impression du livre de Laurent intitulé l'ingénu; cela me passe.

Je finis car j'ai la fièvre. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur. Vos deux billets ont été rendus à leur adresse.

A propos, je soupçonne fort qu'on aura tronqué l'ingénu.