à Ferney 20 xbre 1766
Vraiment, monsieur, vous ne sauriez mieux placer vos bienfaits, et surtout en fait de colonie.
J'en ai fondé une dans le plus bel endroit de la terre pour l'aspect, et dans le plus abominable pour la rigueur des saisons, dans un bassin d'environ cinquante lieues de tour, entouré de montagnes éternellement couvertes de neige par le quarante-sixième degré; de sorte que je me crois en Calabre l'été et en Sibérie l'hiver. Je n'ai trouvé en arrivant que des terres incultes, de la pauvreté et des écrouelles. J'ai défriché les terres, j'ai bâti des maisons, j'ai chassé l'indigence. J'ai vu en peu d'années mon petit territoire peuplé de trois fois plus d'habitants qu'il n'en avait, sans avoir eu pourtant l'agrément de contribuer par moi même à cette population.
Vous m'instruirez, monsieur, et vous me fortifierez dans mon entreprise d'embellir des déserts, et de rendre l'horreur agréable. J'attends avec impatience le mémoire dont vous voulez bien m'honorer. Vous pouvez m'envoyer votre mémoire sous les contre-seing de mr le duc de Choiseul. Lorsque je le suppliai de vous demander pour rapporteur à mr le vice-chancelier, dans l'affaire des Sirven, il me répondit qu'il était votre ami, et il est bien digne de l'être. Je ne connais point d'âme plus noble et plus généreuse, et jamais ministre n'a eu tant d'esprit. Il dit que vous étiez intendant dans une île où il n'y avait que des serpents. Ma colonie à moi est environnée de loups, de renards, et d'ours. On a presque partout affaire à des animaux nuisibles.
Si nous sommes assez heureux, mr, pour que vous rapportiez l'affaire des Sirven c'est un sujet digne de votre éloquence, et je ne doute pas que cette affaire d'éclat ne vous fasse beaucoup d'honneur, mais vous y êtes tout accoutumé. Mr de Beaumont me mande qu'il y a des préliminaires difficiles. Si on ne peut lever ces obstacles j'aurai eu du moins la consolation d'être honoré de vos lettres et de connaître votre extrême mérite.
J'ai l'honneur d'être avec bien du respect, monsieur, votre &a.
Voltaire