1759-06-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Dominique Jacques Barberie, marquis de Courteille.

Nous sommes très sensibles, Monsieur, à la bonté que vous avez eue de vouloir bien vous prêter à nos justes demandes.
Nous avons reçu le brêvet du Roy, et nous vous présentons nos très sincères remerciements; vous nous avez sauvé la petite honte de voir que des étrangers protestans, et ayant porté les armes contre le Roy, pussent avoir des droits que les français catholiques n'avaient pas; ce qui vous a touché encor plus, c'est qu'une telle grâce fait beaucoup de bien à un petit païs très malheureux et très pauvre, en donnant du prix à une terre qui sans celà n'en aurait eu aucun.

La terre de Tournay se trouve précisément dans le même cas; mr de Brosses ne l'a vendüe très chèrement et fort audelà de son prix que parce qu'il en a garanti tous les droits et toutes les franchises.

Il est vrai que de longtemps nous ne pourons demeurer dans ces terres. Ce qu'on appelle le château de Tournay est une vilaine prison, ou plutôt un nid de hibou, qui malgrè toutes les dépenses qu'on y fait n'est point logeable. C'est d'ailleurs un païs où l'on gêle au mois de Juin. Le ch\\c\\ateau de Ferney ne peut être achevé de longtemps; ainsi, Monsieur, nous sommes obligés de passer presque tout nôtre temps aux Délices sur le territoire de Genêve. Vous savez que nous ne pouvons nous nourrir que de bled étranger, et que nôtre sol n'en porte pas. Vous nous donnâtes il y a quelques années une permission de prendre soixante coupes de bled en France. Cette permission est encor à la maison des Délices, nous n'en avons fait usage qu'une ou deux fois, avec les Commis des Bureaux, parce que nous avons toujours acheté nôtre froment de Mr de Boisy, ancien seigneur de Ferney, et du fermier de Mr De Brosses, et quand nous en avons acheté des Jésuïtes nous n'avons écrit une carte aux Commis que pour les instruire que le bléd des Jésuïtes était pour nous.

Nous enverrons aux commis la premission qui nous reste encor, nous la laisserons entre leurs mains, et elle poura servir en partie à nous faire avoir le bled qui nous manque jusqu'à la récolte. Nous nous en remettons entièrement à vos bontés et aux convenances pour le bled de nos terres. Nous comptons n'en semer que ce qu'il faudra pour nôtre maison, et pour la nourriture d'environ soixante et dix domestiques, soit de campagne, soit autres. Le reste de nos terres sera destiné pour les pâturages afin d'entretenir les haras du Roy, dont nous nous sommes chargez à nos frais, sans recevoir aucun avantage, et sans avoir d'autres chevaux que les nôtres; nous ne voulons que servir, et servir librement. Ce petit païs si délabré et si misérable a déjà changé de face; il y a moins de misère et moins de maladies; les Loups et les Renards étaient le seul gibier du canton; nous avons établi des gardes chasse, que l'on ne connaissait pas avant nous; et nous avons fait venir des oeufs de perdrix de cent lieües; les dépenses sont immenses et la recette nulle, mais le plaisir de faire du bien est le plus grand des revenus. Si tous ceux qui ont des terres pensaient ainsi le royaume serait peut être encor plus florissant qu'il ne l'est. Nos éfforts pouront mériter au deffaut de nos succez, vôtre estime et vôtre bienveillance.

Nous ajoutons que nous avons fait faire deux semoirs qui coûtent chacun 400 £. Ils labourent, sèment et recouvrent cinq rayons à la fois; cette invention est chère, mais elle peut être d'une très grande utilité à tous les seigneurs qui voudront prendre le soin, trop négligé, de cultiver leurs terres.

Nous avons l'honneur d'être avec toute la reconnaissance possible, et toute l'envie de vous plaire,

Monsieur,

Vos très humbles et très obéïssants serviteur et servante

Voltaire Denis