1761-06-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Il faut, Monsieur, que je vous serve suivant vôtre goût.
Il faut que je prenne la liberté de vous mettre à la tête d'une bonne action qui se fera dans vôtre Bourgogne.

J'étais à Londres quand on apprit qu'il y avait une fille de Milton qui était dans la dernière pauvreté, et incontinent elle fut riche. J'ai mis dans ma tête de faire voir aux Anglais, que nous sçavons comme eux honorer les beaux arts et le sang des grands hommes. J'ai imaginé de faire une magnifique Edition des Tragédies de Pierre Corneille, avec des notes qui seront peut être utiles aux étragers, et même aux Français. Je finirai ma carrière en élevant un monument à mon maître, et en procurant un établissement à sa petite fille. Le profit de L'édition sera pour elle et pour son père. Je n'ai pas beaucoup de bien libre; mon malheureux château, et mon Eglise me ruinent, et Dieu seul me sçaura gré de cette Eglise car l'Evêque allobroge ne m'en sçait aucun. J'espère que la nation sera un peu plus contente de l'Edition de Corneille. C'est presque le seul moyen de laisser à sa déscendante une fortune digne d'elle. Toute l'académie concourt à cette entreprise, et je me flatte que le Roy sera à la tête des souscripteurs. Je souscris pour sixéxemplaires, plusieurs académiciens en font autant, d'autres suivront. L'Edition sera uniquement pour ceux qui auront souscrit, on ne paiera rien d'avance. Ce sera un monument qui restera dans la famille de chaque souscripteur. Ils permettront qu'on imprime leurs noms, parce que ces noms qui seront les premiers du royaume encourageront les autres. Je demande le vôtre, et celui de Monsieur vôtre fils. Mr de Ruffei donnera le sien; je taxe Mr De Brosses à deux Exemplaires, à quarante Livres pièce, c'est marché donné, pour une terre qu'il m'a vendüe un peu chèrement. Nos confrères les académiciens de Paris, qui ont à éxpier leur asservissement au cardinal de Richelieu, et leur censure du Cid, doivent prendre plus d'éxemplaires que les autres.

Je ne demande pas que messieurs de Dijon, qui ne sont point coupables, retiennent un aussi grand nombre d'éxemplaires, il suffira d'un ou de deux pour chacun. Je voudrais que L'Evêque fût du nombre, l'auteur de Polieucte le mérite.

Je vous recommande Corneille et son sang. Je finis, car Cinna et Cornélie m'appellent; il faut faire oublier toutes nos médiocritez de ce siècle, en rendant justice aux chefs d'œuvres du siècle de Louïs 14. Permettez moi la liberté de vous embrasser, et de vous assurer de mon très tendre respect.

Voltaire