1770-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, quoique mon âme et mon corps soient terriblement en décadence, il faut que je vous écrive au plus vite concernant votre protégée de Strasbourg.
Il me paraît qu'elle n'a nulle envie de se transporter au soixante et deuxième degré; et je crois qu'actuellement cette transmigration serait difficile. Il y a deux grands obstacles: sa naissance et le peu de goût qu'on a actuellement pour la nation française. Je ne lui ai point encore fait réponse sur son dessein d'aller à Paris et de pouvoir se ménager pendant l'hiver quelque asile agréable où elle pourrait rester jusqu'au printemps. Ma maison est à son service dès ce moment jusqu'à celui où elle pourra se transporter à Paris. Je vous prie de le lui mander, et je lui écrirai en conformité dès que vous aurez appris ses sentiments et ses desseins. Mais je vous prie aussi de lui dire combien mes affaires ont mal tourné, et combien peu je suis en état de faire pour elle ce que je voudrais. Mon zèle pour les colonies m'a mangé, le zèle de m. le contrôleur général pour les rescriptions m'a achevé. Il ne m'est pas possible dans cette situation de payer aux mânes d'Adrienne ce que je voudrais.

Je pense que vous pouvez lui parler à cœur ouvert sur tout ce que je vous mande. Made Denis tâcherait de lui rendre la vie agréable pendant le temps de son entrepôt. Pour moi je ne dois songer qu'à achever ma vie au milieu des souffrances.

J'ai ici pour consolation m. D'Alembert et m. le marquis de Condorcet. Il ne s'en est fallu qu'un quart d'heure que m. Séguier et m. D'Alembert ne se soient rencontrés chez moi. Cela eût été assez plaisant. J'ai appris bien des choses que j'ignorais. Il me semble qu'il y a eu dans tout cela beaucoup de malentendu, ce qui arrive fort souvent. La philosophie n'a pas beau jeu; mais les belles lettres ne sont pas dans un état plus florissant. Le bon temps est passé, mon cher ange, nous sommes en tout dans le siècle du bizarre et du petit.

On m'a parlé d'une tragédie en prose qui, dit on, aura du succès. Voilà le coup de grâce donné aux beaux arts.

Traître, tu me gardais ce trait pour le dernier.

J'ai vu une comédie où il n'était question que de la manière de faire des portes et des serrures. Je doute encore si je dors ou si je veille.

Je vous avoue que j'avais quelque opinion de la Pandore de la Borde. Cela eût fait certainement un spectacle très neuf et très beau; mais la Borde n'a pas trouvé grâce devant m. le duc de Duras.

La Sophonisbe de Lantin aurait réussi il y a cinquante ans. Je doute fort qu'elle soit soufferte aujourd'hui, d'autant plus qu'elle est écrite en vers.

S'il ne tenait qu'à y faire encore quelques réparations, Lantin serait encore tout prêt, mais n'est il pas inutile de réparer ce qui est hors de mode?

J'aurai beaucoup d'obligation à m. le duc de Praslin s'il daigne envoyer des montres au dey et à la milice d'Alger, au bey et à la milice de Tunis.

A l'égard des diamants qu'on envoyait à Malte, comme les marchands qui les ont perdus n'avaient point de reconnaissance en forme, je ne crois pas que je doive importuner davantage un ministre d'état pour cette affaire; mais quand il voudra des montres bien faites et à bon marché, ma colonie est à ses ordres.

Adieu, mon très cher ange; conservez vos bontés vous et made Dargental au vieux et languissant ermite.

V.