1769-09-30, de Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Je serai tout ce qu'il vous plaira, Monsieur, mais je suis bien fâchée que vous ne soyez plus M. Guillemet. Je pouvois bien être en correspondance avec le premier typographe de la ville de Lyon, et c'étoit encore beaucoup d'honneur pour moi. Mais ce seroit une fatuité dont je rougirois et qu'on ne me pardonneroit pas, si je me donnois des airs de correspondance avec le premier génie de tous les siècles. Nos mœurs ont introduit dans la société, dans ce que nous appellons décence, jusques dans notre vanité même, plus de formes que n'en exigèrent jamais nos tribunaux. Je savois bien que M. Guillemet étoit votre ami, qu'il étoit indiscret et qu'il vous disoit tout; je lui permettois d'ôter le voile dont je me couvrois, mais j'étois attachée à ce voile et vous l'avez déchiré. En le déchirant, vous m'avez donné mon congé. J'en suis bien fâchée, Monsieur. Je tâcheray de m'en dédomager par votre correspondance avec ma petite fille; je lui parlerai de vous toutes les fois que j'aurai envie de lui plairre, et ce désir me prend toutes les fois que je la vois; je m'intéresseray avec elle à toutes les tracasseries que l'on vous fera, ou que vous croirez que l'on vous fait, car nous ne croirons jamais que les gens sensés vous attribuent ce qui est véritablement mauvais et absurde. Vous voulés faire une comparaison à la portée de mon entendement, en me disant que les tracasseries littéraires ressemblent aux tracasseries de cour. J'ay quelque connoissance de ces dernières. J'ay l'honneur de connoitre aussi M. Arlequin. J'en fais grand cas, je le trouve par fois un grand Philosophe. Quand il a mangé ses macarons et qu'il les digère bien, il se moque de tout, même des coups de bâton qu'on lui donne. Je tâche de l'imiter. Digérez, digérez, Monsieur, vous en étez plus endroit que personne puisque les pierres qu'on veut vous jetter ne vous atteignent pas. Votre célébrité vous a mis en société avec l'univers, mais dans l'univers, il n'y a qu'un petit nombre d'élus capables de vous entendre et dignes de vous admirer. Que vous importe le reste? Il me seroit bien égal qu'on dit du mal de moi à la cour de Pekin, pourvu qu'on ne m'amena pas à diner les Chinois qui en pensent. Encore leur verserois je à boire, et leur donnerois je à manger, comme il m'arrive souvent de le faire, à des gens qui ne sont pas Chinois et qui disent du mal de quelqu'un qui vaut mieux que moi et que j'aime bien d'avantage. Les Chinois sont des gens très respectables, mais ceux qui pensent mal de vous sont des barbares, et ceux qui en disent du mal sont des enragés. Ces gens là ne sont pas de votre communion, vous ne devez pas le connoitre. Les fols, les imbéciles, et une autre espèce de gens qu'on appelle méchants, ne sont pas faits pour entendre votre langue ni vous la leur. Malheureusement ils forment le plus grand nombre. Contentez vous de la gloire de le diminuer chaque jour, continuez à répandre la lumière, que l'adoration des élus vos contemporains vous dédomage, que les autels que vous élévera la postérité vous consolent. Agrées de plus l'admiration discrète mais sincère avec laquelle j'ay l'honneur d'être, Monsieur &c.