1769-05-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul.

Madame,

Raport que votre excellence m'a ordonné de luy envoier les livrets facétieux qui pouraient m'arriver de Hollande, je vous dépêche celui cy dans le quel il m'aparoit qu'il y a force choses concernant la cour de Rome dans le temps qu'on s'y réjouissait et que le saint esprit créait des papes de trente cinq ans.
Ce livret vient à propos dans un temps de conclave.

Je me doute bien que Monseigneur votre époux n'a pas trop le temps de lire les avantures d'Amabed et d'Afaté et d'examiner si les premiers livres indiens ont environ cinq mille ans d'antiquité. Des couriers qui ont passé dans ma boutique m'ont dit que madame était à Chantelou et que dans son loisir elle recevrait bénignement ces feuilles des Indes.

Pendant que je fesais le paquet, il a passé trois capitaines du régiment des gardes suisses, qui disaient bien des choses de Monseigneur votre époux. J'écoutai bien attentivement. Voicy leurs paroles: Jarni dié  . . . si jamais il luy arrivait de se séparer de nous, nous ne servirions plus personne, et tous nos camarades pensent de même.

Ces jurements me firent plaisir car je suis une espèce de Suisse et je lui suis attaché tout comme eux quoyque je ne monte pas la garde.

Ces Suisses qui revenaient de Versailles dirent après cela tant de bagatelles, tant de pauvretés par raport au pays dont ils venaient que je levai les épaules, et je me remis à mon ouvrage. Oh voyez vous madame je laisse aller le monde comme il va, mais je ne change jamais mon opinion tant je suis tétu. Il y a soixante ans que je suis passionné pour Henri quatre, pour Maximilien de Roni, pour le cardinal Damboise et quelques personnages de cette trempe. Je n'ay pas changé un moment. Aussi tout le monde me dit, mr Guillemet vous êtes un bon cœur, il y a plaisir avec vous à bien faire, il est vrai que vous prenez la chèvre quand on vous dit qu'il faut vous enterrer, mais aussi vous entendez raillerie. Tâchez d'envoier des rogatons à madame la grand maman, car en son genre madame vaut monsieur. La journée n'a que vingtquatre heures, monsieur Guillemet; heureux qui peut s'amuser une heure dans les vingt quatre, c'est beaucoup. N'écrivez jamais de longues lettres à made la gran'maman de peur de l'ennuier, et n'écrivez point du tout à son époux. Contentez vous de luy souhaiter du fonds du cœur prospérité, hilarité, succez en tout et jamais de gravelle. Sachez qu'il luy passe tant de sottises, de misères, de bêtises devant les yeux que vous ne devez pas en augmenter le nombre. Ainsi donc pour couper court je demeure avec un bien grand respect

Madame

de votre excellence

le très soumis et humble serviteur

Guillemet tipografe