1769-05-11, de Louis Benjamin Annet de Perry, marquis de Perry à Pierre Laulanie de Sudrat.

Vers la fin du Carême, Monsieur, il s'est égaré une des Affiches chez Mr de Villejallet; Il m'a toujours fait espérer qu'elle se retrouveroit; et cette espérance renouvellée de semaine en semaine m'a fait remettre jusqu'à présent à avoir l'honneur de vous envoyer la suite de ces feuilles; Malheureusement le retard a été en pure perte, et après avoir différé si longtems, cette Affiche se trouve encore manquer parmi les dix que j'ai l'honneur de vous faire passer, ce qui forme une lacune qui me fâche autant, Monsieur, par raport à vous, que par raport à moi, qui fais une Collection de ces feuilles, lesquelles dans leur genre me paroissent un de nos meilleurs Journaux, quoiqu'elles contrarient souvent mes goûts et mes opinions. Vous avez sans doute remarqué, Monsieur, que l'Auteur, surtout depuis quelque tems, fait un peu le dévot, et témoigne son zèle pour la défense de la Religion, peut-être pour complaire à une certaine Dame dont il est parlé dans une vision sur la Comédie des Philosophes, que vous avez eu, Monsieur, la bonté de me prêter dans le tems, laquelle, entr'autres marques caractéristiques, avoit une Coëffure de la fin du règne de Louis 14, et qui, pour la désigner sans emblême, s'apelle la Dévotion politique. Dans la première des Affiches que j'ai l'honneur de vous envoyer, Mr de Querlon paroit triompher de ce qu'un savant a découvert dans des Manuscrits fort anciens qu'il n'y avoit eu 70 hommes frapés de mort pour avoir regardé dans l'Arche, au lieu de 50070 qu'on trouve dans toutes les Bibles imprimées; ce qui rend ce fait moins révoltant, du moins pour le nombre des punis. Mais quelles terribles conséquences ne résulte-t'il pas de cette belle découverte? Si les Copistes ont fait une semblable interpolation, s'en sont-ils tenus là, et ne peuvent-ils être soupçonnés d'aucune autre addition ou omission? Voilà, ce me semble, de quoi troubler la foi la plus robuste. Ceci, Monsieur, me fait souvenir que je m'étois proposé de prendre la liberté de vous demander quelques éclaircissemens touchant ce Juif lettré que Mr de Voltaire a attiré auprès de lui, suivant ce que vous m'avez fait l'honneur de me marquer dans votre avant dernière lettre, et dont je n'avois point eu connoissance auparavant. Je présume que c'est surtout dans ce moment-ci que le secours d'un pareil hôte peut être utile au seigneur de Ferney; Vous savez, Monsieur, qu'il n'est pas homme à laisser tomber les Critiques; Or il paroit actuellement une Réfutation de plusieurs de ses Ouvrages, par une société de Juifs, Allemands et autres, qui probablement se sont proposés de prendre contre lui la défense du Peuple élu, qu'il a toujours si fort maltraité, mais principalement depuis quelques années; Il y a aparence que ces hébreux n'ont pas touché â d'autres matières; Je ne connois que les titre de leur Ouvrage, pour l'avoir vu annoncé dans la Gazette de France; mais il a l'air d'être considérable. Si Mr de Voltaire est en butte à bien des Critiques, il n'est pas moins l'objet des éloges; et si on mettoit les uns et les autres dans la balance, je ne sais de quel côté elle pancheroit, j'entens à l'égard de la quantité, car pour la qualité il ne sauroit y avoir de doute, non plus que de proportion; Mais je crois, Monsieur, qu'il n'a jamais été ni plus, ni mieux loué que par Mr de st Lambert dans le 4e Chant de son Poëme des saisons; C'est aparemment à ce sujet que Mr de Voltaire vient de lui adresser une Epitre. Il en court aussi deux autres nouvelles de sa façon, l'une à Boileau, et l'autre à l'Auteur du Livre des trois Imposteurs; mais je ne les connois toutes trois que par oui dire. Il n'en est pas de même du Poëme de Mr de st Lambert, que j'attendois depuis si longtems; Aussitôt que je le vis annoncé dans la Gazette de France, je me hâtai de le demander à Labottiere, et je le reçus, Monsieur, en même tems que le dernier Paquet que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer, c'est à dire le 23 du mois passé. Dans le doute si cette délicieuse Nouveauté vous est parvenue, j'ai l'honneur, Monsieur, de vous la faire passer; Je souhaite qu'elle vous plaise autant qu'à moi, et vous passerez quelques heures fort agréablement. Vous serez sans doute surpris, Monsieur, ainsi que moi, de ce que l'Auteur n'a pas dit un mot dans sa Préface, ni dans ses Notes, du Poëme du Cardinal de Bernis. Ce silence me paroit d'autant plus étonnant qu'on ne sauroit l'attribuer à l'envie, de la part d'un homme aussi estimable que Mr de st Lambert, qu'on ne peut lire sans l'aimer, et le respecter, du moins telle est l'impression que son Recueil a faite sur moi. Aureste peut-être trouvera-t-on que le coloris du Poëme du Cardinal a quelque chose de plus brillant, de plus lustré; ce qui peut venir en partie du genre de vers qu'il a choisi; mais il me semble qu'il y a bien autant de véritable poësie dans celui de Mr de st Lambert, et beaucoup plus de morale et d'esprit philosophique. Je suis fort curieux de voir ce qu'en dira Mr de Querlon. Il aura je crois bien de la peine, ainsi que Freron, à pardonner à l'auteur les louanges qu'il donne à Mr de Voltaire. Ce fut un agréable moment pour moi, Monsieur, lorsque j'aperçus les sept nouvelles Brochures de cet illustre et inépuisable Ecrivain. J'ai l'honneur de vous les restituer aussi bien que le dernier Journal Encyclopédique de l'année passée, et de vous en rendre des grâces infinies. Le plaisir que me firent ces Brochures au premier coup d'oeil ne s'est point démenti à la lecture; J'en ai été enchanté. Quoiqu'à l'exception du Poëme sur la guerre de Geneve, le fond de ces différens Morceaux soit à peu près le même, comme vous l'observez, Monsieur, cependant, par une magie inconcevable, et dont il n'y a que l'auteur qui ait le secret, on trouve à chacun, presque tout l'agrément de la nouveauté, du moins est-il sûr qu'en les prenant au hazard la lecture du premier ne fait aucun tort au second, ni celui-ci au troisième, et le dernier paroit tout aussi piquant que les autres. Mr de Voltaire en agit avec le Public comme un habile Précepteur, qui ayant affaire à des écoliers à tête dure, ou inattentifs, leur présente ses leçons sous toutes sortes de formes pour tâcher de les leur inculquer, mais il faudroit qu'il eût plus d'égards pour ceux qui ont le même but que lui, et sont également les apôtres de la raison et de l'esprit philosophique; Vous Combattez, Monsieur, avec avantage contre lui pour un des principaux, et vous détruisez parfaitement les critiques injustes et peu mesurées qu'il s'est permises. Il y auroit bien eu pour moi, Monsieur, matière à regrets si vous m'aviez privé de vos réponses victorieuses; Je les ai extrêmement goûtées, et je crois que Mr de Voltaire lui-même ne pourroit se refuser à leur évidence. Il est fort vraisemblable, Monsieur, comme vous l'observez, que les traits que vous citez lui ont donné de l'humeur, et qu'il s'en est pris à l'Esprit des Loix, et l'a fait critiquer par Mr B. Il a pourtant voulu à ce que j'imagine, donner le change aux Lecteurs à ce sujet; et c'est je crois pour cela que le frontispice de L'A, B, C, porte 1762, quoi qu'il soit de cette année, et que dans un endroit de l'ouvrage, il est dit composé en 60; mais malgré ces antidates, je le croirai toujours postérieur à l'édition des Lettres de Mr de Montesquieu. J'ai l'honneur d'être avec un attachement inviolable,

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur
Montmoreau