1768-06-22, de Louis Benjamin Annet de Perry, marquis de Perry à Pierre Laulanie de Sudrat.

Je suis très mortifié, Monsieur, que vous ayez attendu si longtems la France littéraire et la Logique manuscrite de Mr du Marsais que vous m'avez fait l'honneur de me demander; Ce retard a été d'abord occasioné par celui du dernier Paquet que vous avez eu la bonté de m'envoyer, ne l'ayant reçu que plus de quinze jours après la date de la lettre qui y étoit renfermée, et ensuite par le défaut de commodités pour Périgueux, qui me manquent ordinairement lorsque je les désire le plus; Je saisis avec tout l'empressement possible la première qui se présente pour avoir l'honneur, Monsieur, de vous faire passer les deux Ouvrages en question, qui quoique d'un genre fort différent peuvent se le disputer pour la sécheresse, ce que je dis sans prétendre leur en faire un reproche, puisqu'elle étoit de l'essence de leur sujet.
Vous serez sans doute surpris, Monsieur, ainsi que moi, de ne pas trouver la France littéraire conforme à ce qui est annoncé dans l'Avertissement qui est à la tête. On y dit qu'elle est divisée en trois parties, et qu'elle est terminée par un Catalogue des Ecrits anonimes; Cependant la vérité est qu'elle contient quatre parties, et qu'il n'y est point du tout question d'Ouvrages dont les pères soient inconnus; Il ne paroit pourtant pas qu'il y ait rien à dire à mon Exemplaire, comme il m'est souvent arrivé d'avoir à m'en plaindre à l'égard des Livres que Labottiere m'envoye. A propos de cela, Monsieur, permettez que je prenne la liberté de vous demander si dans les trois derniers tomes des Mélanges que vous avez reçus il y a d'autres suplémens que celui qui est à la fin du premier de ces nouveaux Volumes, et si dans votre Exemplaire, ce suplément contient autre chose que la Pièce des trois Empereurs en Sorbonne, avec ses Notes, et si elles terminent le volume, sans qu'il y ait de Table pour son suplément. Dans celle qui le précède, Monsieur, vous avez vraisemblablement remarqué, si vous l'avez parcourue, que depuis son impression on a fait des changemens au volume, et substitué une Pièce de vers à un morceau de prose qu'on a suprimé. Cette Table indique à la page 337 une Conversation singulière, et on y trouve la fable du Marseillois et du Lion. Or par un heureux hazard, car je ne crois pas que ce soit une attention de Labottiere, la feuille contenant la Conversation retranchée servoit, avec d'autres papiers, d'envelope aux trois volumes de Mélanges qu'il m'a envoyés en dernier lieu. Vous croyez bien, Monsieur, que je l'ai promptement tirée de cet état d'avilissement pour l'insérer dans le Tome d'où on l'avoit exclue. Peut-être, Monsieur, vous en est-il arrivé autant. Pardon cependant d'avoir pris la liberté de vous entretenir si longtems de semblables bagatelles; Mais, comme vous savez, Monsieur, Rien n'est indifférent pour les coeurs bien épris, et je le suis passionément de Mr de Voltaire; Je puis bien dire de lui ce que son amie Me du Chatelet disoit de l'Amour, Namque erit ille mihi semper Deus. Je ne suis pas le premier qui ait fait son apothéose de son vivant; On l'a aussi traité de Divinité dans les Vers qu'on lui a adressés au sujet de son A, B, C; C'est même cette idée qui en fait le fond; Après l'avoir peint sous des traits si brillans, on se plaint qu'il veuille dénigrer les Fenelon, les Montesquieu, &c. et on lui représente qu'en les dénigrant il s'abaisse lui-même, et le Dieu se fait homme; Cet hémistiche qui finit la Pièce m'a paru très heureux, d'autant plus que c'est une expression consacrée. Il me semble, Monsieur, qu'il n'est pas nécessaire d'âtre l'adorateur de Mr de Voltaire au point que je le suis pour goûter infiniment plusieurs des Morceaux que contiennent les trois volumes qui viennent de paroitre. Parmi ces Pièces d'élite, on doit, je crois, placer dans un rang distingué les Lettres adressées à je ne sçais quelle Altesse Germanique, et qui paroissent d'assez fraiche date; Je ne me rapelle pas d'avoir rien vu de l'auteur dans ce genre, et elles m'ont d'autant plus frapé; C'est, selon que j'en puis juger, un excellent modèle de Journal. Si certaines gens se plaignent du poison qu'elles renferment, ils ne pourront du moins disconvenir qu'il ne soit déguisé avec tout l'art possible; Peut-être trouveront-ils qu'il n'en est que plus dangereux. Il est vrai que l'habile chimiste, en le déguisant, a sçu lui conserver toute sa force, et l'a même rendu des plus pénétrant; J'aurois souhaité qu'il eût toujours usé de pareils ménagemens, et n'eût pas si souvent rompu la glace. Il faut pourtant convenir, Monsieur, qu'il n'a jamais rien dit de plus fort contre le Catholicisme que Jean Antoine Roustan, ou Rustan, et les mêmes choses dans la bouche de celui-ci doivent être infiniment plus sensibles pour nos Théologiens et nos Dévots, puisqu'elles viennent d'un zélé défenseur du Christianisme. Ce seroit une bonne atrape à leur faire de leur donner son livre à lire dans une de leurs Assemblées. Ils triompheroient d'abord sans doute d'avoir rencontré un pareil Champion; mais ensuite il y auroit bien du rabat-joye. On pourroit apeller une pareille scène le pied de nés des gens à soutane, comme Dorat a fait celui des Amours. Aureste Mr de Voltaire a eu grande raison d'intituler la petite brochure qu'il a donnée à l'occasion de celle du Pasteur suisse à Londres, Remontrances, et non pas Réponse parce qu'en effet il ne lui répond pas; ce que j'aurois pourtant bien désiré, et cela ne l'eût pas empêché de le persifler. J'ai été fort aise de la manière avantageuse dont il parle de la Profession de foi du Vicaire savoyard, parce que ce Morceau me plait beaucoup. Il fait aussi mention d'autres Ouvrages du même genre, dont le titre seul, qui m'étoit inconnu, excite ma curiosité, sans parler des éloges qu'il leur donne; Tels sont le Militaire Philosophe, l'Examen important, &c. Je ne sais, Monsieur, s'ils sont aussi nouveaux pour vous.

Au surplus je suis fort de l'avis de Mrs Roustan et Helvetius, s'il est permis de faire cette acolade, sur ce qu'ils disent de l'intolérance; Je la crois aussi naturelle à l'homme que l'amour propre, qui en est la source. Tout ce qu'on peut faire c'est de pallier l'un et l'autre, à l'aide de l'éducation, de la raison, et de la philosophie. J'ai l'honneur, Monsieur, de vous remettre avec les deux Brochures dont je viens de parler, les six Parties du Journal Encyclopédique, et la Pièce de Monsieur Cœuilhe, dont vous avez bien voulu me faire part en même tems; Agréez je vous prie, mes sincères remercimens pour le tout et en particulier pour ce dernier ouvrage, que j'ai lu avec un grand plaisir; Il y règne une certaine mélancolie douce, qui fait rêver agréablement. Je crois qu'un bon Peintre pourroit profiter de cette lecture, qui présente quantité de choses pittoresques. Il y a plus de Poësie dans les Ruines de Mr Feutry, mais ce n'est pas à dire qu'il soit plus Poëte que Monsieur Coeuilhe; C'est seulement que celui-ci a faite une Epitre, et l'autre un Poëme; Voilà la seconde fois que le premier touche la Médaille. C'est presque un présage assuré qu'il l'obtiendra bientôt. Il s'est rencontré dans une image avec Mr de Voltaire; ce dernier fait dire à Mahomet, Vois l'Empire Romain tombant de toutes parts. Ce grand Corps déchiré, dont les membres épars Languissent dispersés, sans honneur et sans vie; Monsieur Coeuilhe dit, Rome, Rome n'est plus la Ville des Césars. Ce Colosse élevé par la Guerre et les Arts, Et détruit à son tour par le Tems et la Guerre. De ses membres flétris couvre et charge la terre. Puis-je avoir l'honneur de vous demander si Monsieur Coeuilhé a fait ses belles peintures sur les lieux mêmes, ou seulement d'imagination, comme Ptolomée décrit la déroute de Pharsale, qu'il n'a pas vûe? Si Monsieur votre Cousin n'a point fait le voyage d'Italie, sa Pièce n'y perd rien. J'ai l'honneur d'être avec un attachement inviolable

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur
Montmoreau