Je venois, Monsieur, de faire partir le petit paquet qui doit vous être parvenu actuellement, lorsque je reçus celui que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer par la voye de Vaugoubert. Je fus très mortifié qu'on ne me l'eût pas aporté un peu plus tôt; J'aurois mis dans le mien le Portier des Chartreux, et l'Epitre à Uranie, que vous voulez revoir, et vous les auriez eu quelques jours plutôt. Je les envoye aujourd'hui au Repaire, dans l'espérance que mon frère t[r]ouvera quelque commodité pour vous les faire passer; Je regrette fort de n'avoir pas Therese philosophe; si elle étoit à ma disposition, elle seroit certainement de la partie. Le Portier que vous recevrez est extrêmement délabré; Il y manque deux estampes; C'est d'ailleurs une édition contrefaite, et qui fourmille de fautes; Je voudrois avoir mieux.
La Copie de l'Epitre est d'une main que vous reconnoitrez aisément, et dont je ne doute pas, Monsieur, que les caractères ne vous rapellent un triste souvenir. Je crois cette Copie assez fidelle, du moins elle m'a paru supérieure aux imprimés que j'ai vus. Il m'a toujours semblé que si la foi d'Uranie pouvoit tenir bon contre les objections qui lui sont adressées en si beaux vers, elle étoit en droit de se flater d'être inébranlable. J'ai l'honneur, Monsieur, de vous remettre en même tems les Scythes, j'ai pensé dire les Suisses, et de vous en faire mille remercimens. J'ai été charmé de trouver cette Tragédie dans le paquet, n'ayant point encore reçu mon exemplaire, quoique le Porteur soit arrivé, à ce qu'on m'a dit, depuis plusieurs jours; mais je suis en tout des plus mal servis. Après tout ce que j'avois lu et entendu dire touchant la nouvelle Pièce de Mr de Voltaire, je ne me serois nullement attendu au plaisir qu'elle m'a fait. J'y ay trouvé, à la vérité, quelques endroits qui m'ont paru prêter le flanc aux plaisanteries d'un parterre françois; mais ils ne m'ont point empêché d'être vivement affecté. Cette Pièce, qu'on me disoit froide, me semble fort intéressante, et je crois que je la préférerois à Zulime, à Tancrede et à Olympie. Aureste je n'ai point été trompé dans mon attente, en voyant qu'il y avoit beaucoup d'allusions tant générales que particulières; Elles sont frapantes; Mais ce qui ne l'est pas moins, c'est l'imitation entière d'une situation remarquable de l'Opéra de Callirhoé, lorsque la future s'évanouit à l'autel de l'himen, en apercevant l'amant favori. Je crois que le Poëte Roi, s'il étoit encor en vie, triompheroit, bien que Voltaire lui eût dérobé un coup de théâtre aussi frapant, et qui influe autant sur toute la Pièce; Les Epigrammes ne seroient pas épargnées.
Il paroit bien à présent, Monsieur, que la nouvelle du retour de Mr de Voltaire à Paris étoit fausse. Peut-être n'a-t-elle jamais eu le moindre fondement; Il en a été de cette nouvelle comme de celle de la mort du même Auteur, qui nous est venue deux fois de Mayac. Je suis charmé qu'aucune de ces nouvelles ne se soit confirmée. Je ne serai plus aussi indigné que je l'étois, Monsieur, contre les Critiques de notre tems, que je regardois, pour la plûpart, comme les plus injustes qui eussent jamais paru; J'ai lu ces jours-ci dans les Mélanges de Vigneul de Marville, que Mr l'Abbé de Villars m'a rendus, une critique des Caractères de la Bruyère, dans laquelle on croit prouver que cet Ouvrage est détestable, et que l'Auteur est le plus méprisable écrivain qu'il y ait jamais eu. Il me semble qu'après cela Mr de Voltaire n'a plus à se plaindre des faiseurs de brochures de nos jours. Vous permettrez bien, Monsieur, que je garde quelque tems les Mélanges de Mr d'Alembert; C'est une lecture de longue haleine, et qu'il faut faire à tête reposée, surtout lorsqu'on en a une aussi peu métaphisicienne que la mienne.
J'ai l'honneur d'être avec le plus parfait attachement,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Montmoreau
ce 5 Août 67