1740-03-23, de Graf Dietrich von Keyserlingk à Voltaire [François Marie Arouet].
Ne Craind point que les Dieux, Ni le sort ni L'Empire
Me façent pour le septre abandonér la Lire,
Que d'un Coeur trop légér et d'un esprit Coquet
Je préfère aux beaux arts L'Orgueil et L'intérêt.
Je vois des mêmes yeux L'ambition humaine
Qu'au Conseil de Priam, on vit la belle Helene.
L'apareil des grandeurs ne peut me décevoir
Ni Cachér la rigeur d'un sévère Devoir.
Les beaux arts ont pour moi L'atrait d'une Maitresse;
La triste Royauté, de l'himen la rudesse.
J'aurois su préférer L'état heureux d'amant
A L'état d'un époux rempli sévèrement,
Mais le fil dont Cloto trama les Destinées,
Ce fil lija nos mains du sort prédestinées.
Ainsi de mes desteins n'étant point artisan,
Je souscris à ses Loix et je suis le Toran.
Mon amitié n'est point semblable au baromètre
Qu'un air rude ou plus doux fait montér ou décroître.
Un Vain Nom peut flatér ces esprits engagé,
Dans la Vulgaire erreur de faibles préjugéz,
Mais le mortel sencé que La Raison éclere
Au Ciel des Imortels n'oublira point Voltaire,
Dépouillant la grandeur, l'enuis, la Royauté
Chérira tes écrits tant que sa liberté.
Existant de tes chans L'Harmonieux ramage,
Sa voix t'éveillera par un doux gazouillage
Et quitant les Walpols, les Birons, les Fleuris
Ira pour respirér dans ces prés si fleuris
Où les bords fortunéz du fécond Hipocrene
De son feux languisant ranimeront la vene.

C'est bien ainsi que je L'entens, et que quelque puise être mon sort vous me Verréz partagér mon tems, entre mon devoir, mes amis, et les arts; L'habitude à changé L'aptitude que j'avois pour les arts en Tempérament; quand je ne puis ni lire ni travaillér je suis Com͞e ces grands preneurs de Tabac qui meurent D'inquiétude, et qui mettent mille fois la main dans la poche lorsqu'on leur a ôté leur Tabatière; La Décoration de L'édifice peut changér sans altérér en rien les fondemens ni les murailles principalles Du bâtiment, c'est ce que Vous pouréz Voir en moi, car la situation De mon père ne nous Laisse aucune espérance de guérison ainsi qu'il me faut préparér à subir ma Destinée.

La Vie privée conviendroit mieux à ma liberté que Celle où je dois me pliér. Vous savéz que j'aime l'indépendence, et qu'il est bien dur D'y renoncér pour s'asujetér à un pénible Devoir. Ce qui me Consolle est L'unique pensée de servir mes consitoyens et d'être utille à ma patrie. Puije espérér de Vous Voir ou Vouléz Vous Cruellement me privér de cette satisfaction? Cette idée Consolante règne dans mon esprit com͞e celle de L'avènement du mesie chez la Nation Hebraique.

Je Corigerai encore la préface de la Henriade mais Vous ne trouveréz pas mauvais que j'y laise des Véritéz qui ne resemblent au Louanges que puisque bien des gens les prodiguent mal àpropos. Je change Actuellement quelques chapitres du Machiavel, mais je n'avance guère dans la situation inquiète où je suis: Mahomet que j'admire tout fanatique qu'il est, Vous doit naturellement faire beaucoup d'honeur. La Conduite de la pièce est remplie de sagesse, il n'y a rien qui choque la Vraisemblance ni les règles du Téâtre. Les Caractères sont parfaitement bien soutenus. La fin du troisième acte et le quatrième entiér m'ont ému jusqu'à me faire répandre des larmes; en philosophe Vous savéz persuadér L'esprit, en poète Vous savéz toucher le Coeur, et je préférerois presque ce derniér Talent au premiér, puisque nous somes tous Néz sensibles, et touts néz peu Raisonables: Il y auroit quelque Vers dans les 5 actes qui m'ont paru exigér encore quelques Coups de lime, mais leurs légers défauts sont réparéz par tant de grande beautéz qu'ils échaperont sûrement aux Regards des Lecteurs com͞e les Tâches du soleil que nos yeux ne sauroient Distinguér à cause de l'éclat éblouisant de cet Astre.

Vous m'envoyéz un écritoire;
Mais c'est le moins lors qu'on écrit:
Pour mon plaisir et pour ma gloire
Il eût falu Voltaire y joindre Votre esprit.

Je vous en fais mes remercimens de même qu'à la marquise, à la quelle je vous prie d'ofrir cette boîte travaillée à Berlin d'une pierre qu'on trouve à Remusberg, et com͞e je craind mon cher ami que Vous puisiéz ne Vous plus tant rapelér mon souvenir que Vous le faisiéz à Cirey, je vous envoye mon portrait que je l'espère qui ne quitera jamais Votre doit.

Si je change de Condition Vous seréz des premiers qui en seront avertis. Plaignez moi entre ce tems car je Vous assure que je suis efectivement à plaindre. Aiméz moi toujours car je fais plus de Cas de Votre amitié que de Vos respects et soyéz persuadé que votre Mérite m'est trop conû pour ne vous pas donér en toutes les ocasions des marques de la parfaite estime avec la quelle je serai toujours Votre très fidelle ami

Federic

Notre adorable souverain, aux grâces dont il me comble sans cesse, vient d'ajouter celle d'oser vous renouveller icy les assurances de mon attachement inaltérable. J'aurois souhaité de pouvoir y joindre quelque nouvelle découverte sur ce qui regarde la situation du Pr: de N. S. dont à la fin monsieur vous aurés reçu mon ample relation, mais en dépit de tous mes soins je n'en ay pu tirer autre chose sinon qu'on le soupçonne fort endetté. Pour peu que j'en apprenne plus dans la suite je seray attentif à vous le communiquer aussitôt; ce me sera toujours une bonne et légitime occasion pour vous répéter en même tems que je suis avec passion,

Monsieur,

Votre très humble et très dévoué serviteur
Keyserlingk

Du paradis souffrés que j'applaudisse à Mahomet, digne des suffrages du Théâtre et d'un parterre éclairé et raisonnable.