1765-09-12, de Louis Benjamin Annet de Perry, marquis de Perry à Pierre Laulanie de Sudrat.

J'aurois fort souhaité, Monsieur, d'avoir l'honneur de vous restituer plutôt les sept derniers tomes du Corneille-Voltaire, dont vous avez bien voulu me sacrifier les prémices; Le défaut de commodités, surtout pour un paquet de cette grosseur, est en partie cause que je n'ai pas assez suivi à mon gré dans cette occasion la grande maxime qu'il faut agir avec les autres comme nous voudrions qu'ils se comportassent à notre égard; Pour l'observer exactement il falloit, Monsieur, juger de votre impatience par la mienne, et n'avoir pas tant tardé à la satisfaire; mais je me flate que le manque d'occasions m'excusera un peu, et que vous n'en recevrez pas avec moins de bonté les très humbles remercimens que j'ai l'honneur de vous faire de nouveau d'une aussi agréable lecture, et plus encore de la manière obligeante avec laquelle vous me l'avez procurée en différant votre plaisir pour avancer le mien; Je vous rends aussi, Monsieur, bien des grâces des deux Mémoires sur les mariages des Protestans, de celui de Calas, de la nouvelle édition de Mr Duclos, et des Lettres écrites de la Montagne, que j'ai l'honneur de vous remettre. En relisant quelques morceaux de ce dernier Ouvrage je me suis aperçu, Monsieur, que Labottiere vous jouoit les mêmes tours qu'à moi; Le frontispice et la Table de la seconde Partie manquent à l'exemplaire qu'il vous a vendu. Il ne m'a point encore envoyé celui qu'il m'a promis du Dictionnaire philosophique. Peut-être est-il dans un Paquet qu'un de mes parens, Chanoine de Bordeaux, devoit m'envoyer gratis par un Courier de connoissance, qui pour me faire pièce s'est avisé en courant la poste de se casser un bras et est resté fort malade à Libourne; Vous voyez, Monsieur, combien je joue de malheur; Ce n'est pas tout encore; c'est que ce Cousin Chanoine n'est pas à beaucoup près aussi propre aux emplettes de Livres que son neveu que j'en chargeois ci-devant, et qui est revenu de Bordeaux depuis environ six Semaines.

Je m'attendois, Monsieur, à trouver les trois Discours de Corneille sur le Poëme dramatique chargés de notes de Mr de Voltaire, et j'ai été aussi surpris que fâché de n'y en voir aucune; Je les aurois beaucoup mieux aimées que des Notes grammaticales qui sont naturellement fort sèches et fort insipides. Il y en une de cette dernière espèce bien injuste et bien déplacée; C'est à la première page de la vie de Corneille par Fontenelle; On lit dans le texte, sur la confiance qu'on eut du nouvel auteur &c. Là-dessus Mr de Voltaire fait sa note pour reprendre cette façon de parler, la confiance du &c., et s'étonne qu'elle ait échapé à Fontenelle; Mais ne devoit-il pas présumer que ce n'étoit là qu'une pure faute d'impression. C'est ce que j'ai d'abord conjecturé, et comme malgré ma passion pour Mr de Voltaire je me méfie un peu de lui lorsqu'il s'agit d'exactitude, que Mr l'abbé Trublet apelle le sublime des sots, j'ai consulté mon édition de Fontenelle, et j'ai trouvé, ainsi que je m'y attendois, la confiance que l'on eut au nouvel auteur. Je regretterai toujours, Monsieur, que le Commentaire de Corneille n'ait pas paru du vivant de son neveu, et dans le tems qu'il travailloit encore, et, qu'il n'étoit ni aveugle ni sourd; Je crois que malgré sa modération naturelle et artificielle il n'auroit pas pu s'empêcher de prendre la plume, comme il le fit à l'occasion du Bolœana. En effet il résulte de ce Commentaire que Corneille n'a fait aucune bonne Pièce, et qu'il en a fait quantité de détestables. On lui accorde seulement qu'il y a de très beaux morceaux dans celles qui passent pour ses meilleures, mais accompagnés de défauts aussi frapans. Son Commentteur a fait à son égard comme il dit quelque part que font certaines gens qui commencent par louer un homme, et finissent par le rendre ridicule. Je crois pourtant qu'à la longue presque tout le Public souscrira en général aux décisions de Mr de Voltaire touchant le Père de notre Théâtre; Il en sera comme de celles du Temple du Goût qui d'abord révoltèrent si fort, et qui peu à peu ont toutes passé à la pluralité des voix.

Aureste il me semble, Monsieur, que les souscripteurs seroient assez bien fondés à se plaindre de la médiocrité des ornemens de la nouvelle édition de Corneille. Il n'y a ni fleurons, ni Vignettes, ni Culs de lampe. Tout se réduit aux estampes qui sont au devant de chaque Pièce; Celle de Clitandre m'a paru piquante par un peu d'indécence. Je trouve fort ingénieuse, mais non pas exempte de vanité, celle qui orne la nouvelle édition de Mr Duclos; Je suis bien aise qu'en dépit des Palissots et des Frerons il ait conservé son début, J'ai vécu. Plus il multipliera les Editions de son Ouvrage, plus ce début lui conviendra. La seule inspection du Mémoire sur les mariages des Protestans m'a convaincu que je m'étois trompé en croyant l'avoir, Il s'est trouvé que je ne le connoissois point du tout; Je l'ai lu avec plaisir. Il ne sent nullement la robe de Palais; mais en revanche la réponse sent bien la soutane; L'un est digne de Montesquieu et des La Chalotais; et l'autre l'est des Apologistes des Jesuites et de celui de la St Barthelemi; Cependant il faut avouer qu'il y a de l'esprit et de l'art. Je reviens un moment au Corneille pour avoir l'honneur de vous prévenir, Monsieur, qu'à l'ouverture du Paquet que Champagne me remit, je trouvai le 7e tome en assez mauvais état; Il y a même une des cornes de la reliure qui ne tient presque pas; Ce volume est malheureux, car le relieur même l'a privé d'un ornement qui ne manque à aucun autre; Je crains bien que ce second voyage ne lui nuise encore; Je ferai de mon mieux pour précautioner, lui spécialement, contre les accidens. J'employerai pour l'en garentir les deux seules Gazettes Littéraires que j'ai reçues depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir; J'en devrois avoir deux autres, celles du 15e [du] Mois der et du 1er du courant; L'Auteur devient de plus en plus inexact; Il seroit fort à souhaiter pour ses Abonnés qu'il fût aussi ponctuel que Mr de Querlon, dont l'exactitude devroit servir d'exemple à tous ses Confrères. Vous trouverez, Monsieur, dans ce Paquet cinq de ses feuilles. Il y a dans la dernière que j'ai reçue, et que je n'ai malheureusement point ici dans ce moment, un grand article des spectacles qui depuis quelque tems n'en avoient guères fourni; Les Comédiens françois ont donné vers le milieu du mois passé un Pharamond, qui n'a eu que deux représentations, et dont l'auteur est inconnu; Mr de Querlon prétend que nous devons cette nouvelle et infortunée Tragédie au Siège de Calais; L'Anonime ayant imité plusieurs endroits un peu trop en simple Copiste. Il est à présumer, vû, l'esprit moutonier des françois, que la Pièce de Mr de Belloy aura bien d'autres imitateurs. Les Italiens ont actuellement une nouveauté qui a le plus grand succès; C'est une Comédie à Ariettes, genre qui pour être, ce me semble, absolument dépourvu de vraisemblance, n'en est pas moins à la mode. Cette Pièce est intitulée Gertrude et Isabelle, ou Les Sylphes suposés. L'auteur, qui est le fécond Mr Favart, l'a tirée du Conte de Mr de Voltaire, qui a pour titre L'Education d'une fille. On a remis à l'Opéra le Devin du Village qui est toujours fort goûté; mais il n'en est pas de même du Prologue et du meilleur Acte d'un des Ballets de Mouret qui autrefois a le mieux réussi, et qu'on a joints au Devin. La gaieté de Mouret jadis si bien accueillie a été sifflée, tant le goût est changé à Paris par raport à la Musique. Je joins à ma Lettre, Monsieur, une petite Brochure où il y a quelques Pièces de Mr de St Lambert, qui je crois ne sont pas dans votre Recueil, et que j'ai présumé que vous seriez bien aise d'y ajouter. J'ai l'honneur d'être avec le plus parfait attachement.

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur
Montmoreau