1769-01-28, de Louise Suzanne Gallatin à Frederick II, landgrave of Hesse-Cassel.

Monseigneur,

Après avoir hézité longtems à vous prier de me rendre un très grand service, je me suis déterminée par les Conseils et l'encouragement de nôtre Illustre ami Mr de Voltaire à vous le demander, d'autant plus que les bontez soutenües de Votre Altesse Sérénissime pour moi, me font espérer que vous ne le trouverez mauvais.

Voici Monseigneur de quoi il s'agit: mon mari à peu de bien, le mien Consiste en font de terre d'un revenû trés mince, mes filles me sont Chères, leur avenir m'inquiètte Cruëllement, je ne puis m'empêcher d'y penser sans cesse, ce qui ne rend pas mon sort heureux. La Circonstance qui se présente me fait surmonter tous mes scrupules à vous importuner.

Le Roy de France vient de donner un Edit pour la Création de quatre millions de Rentes viagères. Voulez Vous Monseigneur en faveur d'une amie qui vous est entierrement dévoüée, pour rendre le Calme dans son esprit et dans son coeur, et rendre la fin de sa vie douce, voulez vous tirer un millier de Louis d'or neufs de L'une de vos caisses dormante, et me les prêter sans intérêts pendant douze ans? Je les plaçeroit sur la tête de mes filles, et j'en Joüirois pendant ma vie, mais je ne puis vous dissimuler que si j'avois le malheur de perdre mes filles avant les douze années que doit durer la Confiance que je vous demande, je ne seroit en état de vous rembourser que les Rentes que j'aurois reçeües jusqu'alors, accumulées Chaque années avec les intérêts, et oû l'on ne touchera point jusqu'à vôtre entier remboursement. Elles seront dirrigées par une personne intélligeante et zélée, qui aura soin des Recouvrement et de l'employ des arrérages, et à l'expiration des douze années, on portera les mille Louis dans vos Coffres à la même place d'où ils auront été tiré.

Malgré la Crainte que je vous témoigne, j'espère qu'elle sera vaine, mes filles jouissant d'une très bonne santé. Je me flate qu'elles vivrons bien audela des douze années, mais afin que vous eussiez moins de risques à courrir, je placeroit (si vous le souhaitté) sur leur deux têtes, ce qui ne rendroit que le sept pour cent, au lieu qu'en plaçant sur chaque tête séparément, l'on en retireroit le neuf, pour cent.

Je connois trop vôtre belle âme, le plaisir que vous avez à faire des heureux par des bienfaits, pour ne pas me flater que vous accorderez à une amie tendre le service qu'elle vous demande; je seroit mon cher Prince aussi satisfaite, aussi penêtrée de l'intérêt cordial dont vous m'aurez honorée, que du service lui même tout important qu'il soit. Je préfère vous avoir cette obligation à qui que ce soit dans le monde, j'en Conserverai une reconnoissance éternelle; mais quoi qu'il arrive je suplie Vôtre Altesse Sérénissime d'être bien persuadée que je ne cesserois jamais de lui être sincèrement attachée.

Vous sentez trop bien les Choses pour ne pas vous appercevoir L'émotion oû je suis en vous écrivant, mon sort est entre vos mains; J'ay trop de preuves de Vôtre amitié pour n'être pas rassurée; mr de Voltaire, le seul ami qui est dans ma Confidence, m'a donné la force de vous demander ce service, étant Convaincu qu'un Souverain qui comme vous sait aimer l'hûmanité, qu'il honore, est empressé à obliger.

Pardon mon Cher Prince du stile sérieux de ma lêttre, je suis si touchée qu'il m'est impossible de le Changer, j'attend de vous de la gayeté, et je me flate d'en reprendre.

Vous aurez sans doute Receu les singularités de la nature. J'aurois dézirer que vous les eussiez Reçeües à Berlin croyant que cela vous auroit fait plaisir. J'attend des nouvelles de Vôtre retour avec impatience, j'espère en recevoir avant la réponse de cette lêttre; je crain que les fêtes que l'on vous y aura donnée n'ay altéré Vôtre santé. Mandez moi je vous prie dans quel état vous êtes, vous avez s'y je m'y interresse.

On annonce un nouveau Roman du solitaire de fernex, J'aurois soin de vous l'envoyer du moment qu'il paroîtra. L'Auteur est penêtré de toute l'amitié dont vous l'honoré dans vos lêttres, que j'ay soin de lui rendre suivant vos ordres. Il vous prie de reçevoir son profond respect.

Je souhaitte fort d'apprendre que vous êtes en bonne santé, et que vous puissiez venir cet Eté. Vous jugez des voeux que Je fais pour avoir la satisfaction de vous voir, vous n'en doutez pas et du profond respect avec lequel je suis

Monseigneur

De Vôtre Altesse Sérénissime

La trés humble et trés obéissante servante

Gallatin née Vaudenet