1768-12-14, de Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul à Pierre Jacques Claude Dupuits.

Je suis bien fâchée, Monsieur, de n'avoir pas eu le plaisir de vous voir à Paris, quand vous avez pris la peine de m'y venir chercher.
J'ay depuis le voyage de Fontainebleau à vous faire part d'une bonne fortune pour laquelle je voulois que vous fussiez l'interprète de ma reconnoissance. Après une longue disgrâce j'ay été aussi surprise que flatée de recevoir la charmante fable du Marseillois et du lion dont vous m'aviez fait présent manuscrit. Elle étoit accompagnée d'un fort joli billet en votre nom. Cette marque de souvenir de la part de M. de Voltaire m'a été d'autant plus sensible que peu de jours auparavant, vous aviez été témoin de mon humiliation. Les bornes de l'estime qu'il m'accordoit, vous disoisje, ont été posées au point où j'ay osé n'être pas de son avis; non, Monsieur, je n'en seray jamais, quand il croira qu'on lui dit qu'il est un radoteur. Si jamais il y eut un génie immortel, c'est le sien assurément. Il le prouve tous les jours; La Bleterie en conviendroit, malgré l'injustice dont M. de Voltaire l'accable. Si M. de Voltaire s'étoit rendu justice à lui même, il ne se seroit point attribué une note contre un Romain qui n'avoit point ses talents et qui n'eut point son immortalité; il n'auroit pas cru surtout qu'on l'eût eu en vüe dans une citation tirée de Bayle, Bayle un des plus grands hommes de son siècle parce qu'il n'étoit pas contemporain de M. de Voltaire. Voilà ce que l'on auroit dit à M. de Voltaire, s'il avoit bien voulu entendre avant de se fâcher. Mais il n'y a rien à dire à celui qui se fâche.

Qui pardonne a raison et la colère à tort.

Ce n'étoit pas même là le cas de pardonner et encore moins celui d'être en colère.

L'orgueil de ma nouvelle faveur ne s'est pas soutenu long temps. J'ay vû paroitre les 3 Empereurs, le suplément au Dictionnaire Philosophique, l'A B.C et même la nouvelle Edition du siecle de Loüis XIV sans que rien de tout cela m'ait été adressé. J'ay pourtant acquis le siècle de Louis XV mais par droit de conquête, c'est à dire, que je l'ay volé. Je vois que les souverains de l'esprit sont comme les souverains des Empires; ils ne pardonnent qu'à demy et l'on ne raquiert jamais entièrement auprès d'eux la faveur qu'on a commencé à perdre, mais les uns et les autres ne perdent jamais les droits qu'ils ont acquis sur nos hommages.