1768-11-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère nièce, le résultat de vôtre dernière Lettre et de celle de Mr D'Argental, a produit son éffet en grande partie.
Les premières scènes du 5e acte qui étaient très languissantes et faiblement écrites, sont devenues touchantes et fortes, et tout ce qu'on a demandé avec juste raison a été fait sur le champ. Mais pour le grand point qui regarde la prêtraille il est impossible d'y remédier. C'est le fondement de la pièce. Un grand inquisiteur paien ne peut être qu'un objet d'horreur; et si ce paien ressemble à quelques chrétiens ce n'est pas ma faute. Il faudra voir si en présentant l'ouvrage à Mr le chancelier qui est un homme d'esprit, et qui n'est pas sacerdotal, on ne pourait par fermer la bouche aux feseurs d'allusions. Le tems est plus favorable qu'on ne croit. On me mande de Toulouse que j'ai converti les trois quarts du parlement. Il en est à peu près de même à Dijon, à Bezançon et à Grenoble. Il est certain que le monstre du fanatisme rend les derniers soupirs en se débattant. Les Guêbres lui donneront l'extrême onction. Si on ne les joue pas on les fera imprimer avec la préface la plus sage, et la plus capable de dérouter les feseurs d'allusions. C'est à mon gré l'ouvrage le moins mal inventé et le moins faible qui soit sorti du cabinet de vôtre ami. J'oubliais de vous dire que mr le chancelier m'a écrit sur le siècle de Louïs 14, la Lettre la plus agréable et la mieux faitte. On en parait très content jusqu'à présent.

On me mande que le Roi de Dannemarck avait dit au Roi de France que je lui avais apris à penser. Un prince qui parle ainsi était bien en état de penser sans moi.

Vos voisins les républicains de Genêve paraissent bien changés; ils jouent tous la Comédie. Je suis sorti une fois de ma solitude pour aller à leur invitation. Ils m'ont reçu mieux qu'un ambassadeur. Je ne suis pas si content des éléments. Je crains une grande disette pour l'année prochaine. Je me suis obstiné à faire semer trois fois un petit champ que je protège, et que je cultive comme un potager.

Tout le Châtelard tombe de vétusté. Je commence de nouveaux bâtiments qui coûteront quinze mille livres. Celà augmentera vôtre terre que j'améliore autant que je peux.

Je ne sais pas encor ce que deviendra Versoy. Il est certain qu'il en faut faire une ville commerçante ou n'en rien faire du tout. Mais pour y appeller des habitans et le commerce il faut y jetter des trésors et y établir en tout genre une liberté inaltérable. Sans ces deux moiens, on perdra toutes ses avances. Je serais outré de désespoir que Mr le Duc De Choiseul ne réussit pas dans ses entreprises. On dit que les Français ont encor été battus par les Corses le deux du mois. Celà est d'autant plus triste que toute l'Europe est corse.

Je ne sais où est actuellement vôtre frère le Turc. Il a dû recevoir son siècle comme vous le vôtre. J'ai à lui écrire et je ne sais où le prendre. J'attends le retour de d'Hornoy pour le remercier de tous ses bons offices.

Je crois vous avoir déjà mané que l'affaire du président Hénaut n'était point du tout finie, et que je suis chargé de le déffendre contre les violentes critiques du prétendu marquis De Belestat, sous le nom duquel on a vexé le président. Il y a là un fond d'intrigue fort singulier et fort plaisant. Je cherche à découvrir l'espiègle qui a joué cette comédie. C'est malheureusement un homme d'esprit et savant. L'abbé Boudot cherche actuellement des armes pour m'aider à combattre.

Je vous embrasse le plus tendrement du monde vous et vos deux enfants.

V.