1768-11-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je reçois, ma chère nièce, votre lettre du 24 de Novembre; l'état de Damilaville m'accable de douleur.
Je crois qu'il faudrait retirer mes lettres qui sont sans doute chez lui, écrites presque toutes de la main de l'ami Wagnieres. Voilà une perte irréparable pour les gens qui pensent, je ne m'en consolerai jamais.

Croiriez-vous que ce sindic Pictet, ce bon homme si aimable et si plaisant, s'est jetté la tête la première dans le Rhône? Il n'avait que deux ans plus que moi et il était las de la vie. Il souffrait, il n'avait point d'espérance de voir la fin de ses maux, il a mieux aimé hâter celle de ses jours, et ce n'est qu'après un calcul très bien fait qu'il a pris son parti. On le regrette à Geneve et on le loue.

Père Adam est interdit par son évêque; il est au désespoir de ne pouvoir plus dire la messe; mais il ne se tuera pas. Je ne me tuerai pas non plus tant que j'aurai quelque chose à faire; mais si j'étais sans occupation je serais fort tenté de devenir un petit Pictet. La vie n'est bonne qu'autant qu'on l'emploie; l'ouvrage de feu La Touche est actuellement un de mes moindres travaux; j'ai envoié la pièce entière à l'Ange sous l'enveloppe de Monsieur le Duc de Prâlin, j'adoucirai encor quelques traits et je vous les enverrai; mais il est impossible de ne pas rendre les prêtres de Pluton odieux. S'il ne l'étaient pas l'empereur ne devrait pas les abolir.

Remarquez, je vous prie, et faites remarquer à l'ange que les prêtres de Pluton sous un empereur paien ne peuvent avoir aucun rapport, quel qu'il puisse être avec notre clergé de France; ce clergé n'a aucune jurisdiction criminelle, ils pourraient tout au plus avoir quelque ressemblance avec l'inquisition d'Espagne, mais cette inquisition a toujours été abhorrée parmi nous, et le Comte d'Aranda lui a ôté tout pouvoir. La tolérance que l'empereur annonce à la fin de la pièce est bien moins forte que les paroles de Sévère dans Polieucte:

J'approuve cependant que chacun ait ses Dieux.

Enfin Mahomet et le Tartuffe sont beaucoup plus hardis.

J'ai toujours peur que le nom de l'auteur confié au philosophe Marin n'ait fait malgré lui quelque impression dangereuse sur son esprit. Il aura vu à travers les lettres de ce nom plus de mal dans la pièce qu'il n'y en a. Ne pourraitil pas quelque jour la faire lire à Monsieur de Sartine et prendre même une aide pour l'approbation?

Au reste il y a bien des traits qu'on peut aisément affaiblir sans gâter l'ouvrage, comme par exemple au premier Acte, au lieu de ce mot dur du grand-prêtre,

Et moi je la condamne

il faudrait mettre,

Et la loi la condamne.

Il faudrait aussi retrancher les termes de monstres et d'assassins; la chose parle assez d'elle-même; ces gens là sont assez monstres sans qu'on le dise.

La pièce n'est point du tout difficile à jouer, le ton de la haute comédie suffirait presque, il n'y a point de tragédie qui demande un récit plus simple; si on ne peut parvenir à la faire jouer, les héritiers de la Touche la feront imprimer avec une préface qui déroutera toutes les allégories.

J'ai écrit à votre gros neveu le croyant à Paris; j'embrasse tendrement Monsieur et Madame Dupuis; je ne sais pas si le projet de Versoix fera du bien à Ferney; mais jusqu'ici il nous a fait bien du mal. Il vous a pris vos meilleurs champs, vos meilleurs prés; les soldats de Cambresis ont désolé nos pauvres païsans. Le roi de Sardaigne et le canton de Berne ont défendu rigoureusement la sortie de leurs bois; il faut les faire venir de la Franche-Comté à des prix exorbitants; je n'en serai pas quitte pour quinze à seize mille livres au Châtelard où je reconstruis de très belles granges, des écuries et un logement de fermier.

A propos, si le pauvre Damilaville s'est confessé, j'ai assisté à la messe du Patron et au sermon; il est bon d'édifier son peuple.

D'Omart est mieux que jamais, à cela près qu'il ne peut remuer et que toute sa substance s'en va toujours par la plaie qu'on lui a faite.

Les pluies continuelles ont ranimé cruellement les humeurs froides dont le païs de Gex est affligé. Il n'y a point de village où ce mal affreux ne fasse des ravages. Cela joint à une autre maladie que les troupes ont fort répandue, fait une complication très infernale. Voilà toutes les nouvelles de votre païs. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

V.

Avez-vous reçu un carton que je vous ai envoié pour le IV tome du siècle de Louis XIV?