30e avril 1769
On avait prévenu il y a quinze jours, mon cher ami, le résultat que vous m'avez envoié.
Le jeune homme dont il est question donne de grandes espérances, car aiant fait cet ouvrage avec une rapidité qui m'étonne, et n'aiant pas mis plus de douze jours à la composer, il s'est fait la loi de l'oublier pendant quatre ou cinq mois, et de le retoucher ensuitte de sang froid avec autant de soin qu'il y avait mis d'abord de vivacité. Des raisons essentielles l'obligent à garder l'incognito. Je pense que plus il sera inconnu plus il poura vous être utile; que la pièce d'ailleurs me parait sage, d'une morale très pure, et remplie de maximes qui doivent plaire à tous les honnêtes gens.
On peut faire des aplications malignes, mais il me semble qu'elles seraient bien forcées. Le Tartuffe et Mahomet sont certainement susceptibles d'allusions plus dangereuses, cependant on les représente souvent, sans que personne en murmure.
L'intérêt que je prends au jeune auteur, et mon amour pour la tolérance, qui est en éffet le sujet de la pièce, me font désirer passionément que cette Tragédie paraisse, embellie par vos râres talents.
Si on s'obstinait à reconnaître l'inquisition dans le tribunal des prêtres paiens, je n'y vois ni aucun mal, ni aucun danger. L'inquisition a toujours été abhorrée en France. On vient de couper les griffes de ce monstre en Espagne et en Portugal. Le Duc de Parme a donné à tous les souverains l'éxemple de la détruire. Si les mauvais prêtres sont peints dans la pièce avec les traits qui leur conviennent, l'éloge des bons prêtres se trouve en plusieurs endroits.
Enfin le jugement de l'Empereur qui termine l'ouvrage parait dicté pour le bonheur du genre humain.
J'ai prié Mr D'Argental de la part de l'auteur, de me renvoier vôtre manuscrit sur lequel on porterait incontinent soixante ou quatrevingt vers nouveaux qui me semblent fortifier cet ouvrage, augmenter l'intérêt et rendre encor plus pure la saine morale qu'il renferme. Je renverrais le manuscrit sur le champ, il n'y aurait pas un moment de perdu.
Je crois que dans les circonstances présentes il conviendrait que la pièce fût jouée sans délai, fût ce dans le cœur de l'été. L'auteur ne demande point un grand nombre de représentations. Il ne veut point de rétribution; il ne souhaitte que le suffrage des connaisseurs et des gens de bien. Quand la pièce aura passé une fois à la police elle restera à vos camarades; et la singularité du sujet poura attirer toujours un grand concours.
J'ai mandé, autant qu'il m'en souvient, à Mr et à Made D'Argental tout ce que je vous écris. Je m'en reporte entièrement à eux. Ils honorent l'ouvrage de leur aprobation; ils peuvent le favoriser, nonseulement par eux mêmes, mais par leurs amis. On attend tout de leur bonté, de leur zèle et de leur prudence.
Je vous embrasse de tout mon cœur mon cher grand acteur, et je vous prie de seconder de tout vôtre pouvoir les bons offices de mes respectables amis.
V.