1767-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à David Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches.

Mon cher Colonel, j'ai bien des remerciements à vous faire, et des choses à vous dire.
Je commence par vous avouer que Paris perd tous les jours, et que les provinces gagnent. Je regarde Lausanne comme une province de France, car on n'y parle que nôtre Langue, on y a beaucoup d'esprit, et on y joue la Comédie mieux qu'à Paris. Ajoutons encor que le parterre y est plus honnête.

J'ai écrit à Mr Le Prince de Ligne par la voie de la Hollande. Pouriez vous me faire sçavoir s'il voudra recevoir par cette voie un petit paquet qui coûtera trois livres de port, tout au plus.

Le blocus de Genêve, comme vous savez, continue toujours, ou plutôt, c'est le blocus du païs de Gex. Si on veut faire bonne chère il ne faut pas venir chez nous. Pour moi je ne m'en plains pas, Mr le Duc De Choiseul a favorisé ma sobriété qui est ma vertu favorite. Je vais déffendre à mes tauraux et à mes belliers de faire l'amour, car on ne sçait plus où envoier leurs enfans. Je fais pourtant contre fortune bon cœur. Je fais toujours bâtir dans le village de Ferney. Des marchands et des chirurgiens s'y établissent; si j'étais le maître absolu je ferais plus de bien, mais il y a tant de Sangsues intéressées à faire le mal qu'on est prèsque découragé. Quand vous aurez mon âge vous réussirez mieux chez vous que je ne réussis chez moi.

Continuez moi vôtre amitié, mon cher Colonel, toute ma petite famille vous dit les choses tendres qu'on doit vous dire, par tout où vous êtes, et partout où vous avez été.

V.