1776-11-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Nos malheurs, Madame, commencèrent lorsque vous nous quitâtes, et ils ont redoublé bien cruellement.
Nos Colons persécutés, et prèsque détruits, ont présenté une requête au roi, et l'ont envoiée à Mgr le Prince de Condé. Cette requête n'est autre chose que le cri des gens qu'on écorche. Le prince a promis de faire donner cette requête à Mr Le controlleur général par Mr DeLa Touraille, gentilhomme de sa chambre. Mais si nôtre commandant voulait bien lui même dire un mot à Mr le controlleur général ce serait je crois le moien de nous sauver. Je me borne à demander qu'on ne nous demande rien d'icy à six mois. Mr Le controlleur génal peut bien aisément engager Mr De Boullogne à ne nous point poursuivre. Ce petit délai obtenu nous ferait peut être éviter nôtre ruine entière. J'ai donné jusqu'à la dernière goute de mon sang pour construire cette ville qui a été honorée un moment d'un hôtel De St Julien. Je vois que tout va être détruit, et que je n'aurai pas de quoi me faire enterrer dans un coin d'une des rües de la ville que j'ai bâtie.

L'intendant de la province semble ne nous pas favoriser. Nous voudrions avoir son subdélégué pour protecteur auprès de lui, et nous n'osons nous en flatter. La moitié des ouvriers étrangers nous quitte; l'autre moitié tremble et est prête à fuir. On m'accable de procez de tous les côtés. Voilà mon état, mais si vous me conservez vos bontés je mourrai moins désespéré.

Quelle différence, bon Dieu! entre la situation où nous étions sous Monsieur le Duc De Choiseul et le désastre que nous éprouvons aujourd'hui! Son extrême générosité, et ses grandes vues s'étendirent sur nous, et nous l'avons attesté à la postérité dans l'inscription d'un obélisque que nous élevions à Ferney, et qui lui est dédié. Il me suffit qu'il soit instruit de nôtre reconnaissance. Je n'ai jamais osé lui écrire parce qu'il m'avait expressément déffendu par Mr La Ponce de lui écrire dans sa retraitte. Le comble de mes chagrins est de mourir sans savoir s'il daigne encor se ressouvenir de moi. Aiez la bonté de lui parler dumoins de mon obélisque, je vous en conjure. Je suis, comme j'ai toujours été, entre le lac de Genêve et le mont Jura, aiant en perspective les neiges éternelles des grandes Alpes, ignorant tout ce qui se fait chez vous à mon ordinaire. Je ne sais pas plus de nouvelles de la cour sous ce règne que sous l'autre; mais soit que Monsieur le Duc De Choiseul tienne sa cour à Champteloup soit qu'il la tienne à Paris, je vous demande en grâce de me mettre à ses pieds. Je ne suis pas plus instruit du procez de Mr de Richelieu que de celui de Beaumarchais. Je sçais seulement, Madame, que je vous suis très tendrement, très respectueusement dévoué jusqu'au dernier moment de ma vie, et que je vous donne la préférence sur cette Made d'Hacqueville qu'on tient toujours pour la grande tante de la Reine, et pour la veuve du fils de Pierre le grand. Si vous m'écrivez un petit mot, je serai consolé. Si vous m'oubliez je ne me consolerai jamais; mais je ne vous en dirai rien.

V.