30e 8bre 1776
Je vous crois àprésent, Madame, à Paris en bonne santé.
Vous allez reprendre vôtre train de bienfaictrice de Ferney, comme nous reprenons nos chaines et nôtre misère. Les changements arrivés dans le ministère ne nous ont pas été favorables, tout s'est déclaré contre nôtre pauvre petit païs. Les fermiers généraux ne nous font point de grâce, on nous taxe impitoiablement pour les paier; on nous tire nôtre sang selon l'usage; nos colons désertent; nos belles maisons ne seront plus habitées. J'y avais mis toute ma fortune; c'est une ruine entière; je me vois sans ressource et sans espérance. On dit qu'il faudrait que je vinse à Paris montrer ma misère aux ministres, et faire entendre ma voix cassée. Mais je n'en ai pas la force, accablé de quatre vingt deux ans, et de quatre vingt deux maladies, d'ailleurs vous savez comme on se moque à la cour et à la ville, des vieux provinciaux qui viennent demander justice ou miséricorde.
L'Intendant de qui l'autorité a augmenté dans les changements de ministère, nous abandonne à nôtre malheur. On est obligé de soutenir des mesures évidemment mal prises. L'ancien usage est de tout écraser, et c'est cet usage que l'on suit. J'avais espéré qu'on n'abandonnerait pas entièrement les fabriques d'horlogerie que j'avais établies dans vôtre petit roiaume de Ferney. J'avais même obtenu de Mgr Le Prince de Condé qu'il daignerait apuier de sa protection une requête que nous sommes prêts à présenter. Cette requête devait être portée au conseil du Roi, mais il faudrait qu'elle fût motivée par un mémoire détaillé, et puissamment soutenue par Mr de Fourqueux et par Mr De Trudaine. Nous aurions le malheur de la voir combattue par Mr De Boullogne qui préférera toujours le droit fiscal du marc d'or à une manufacture établie au bout du roiaume.
C'est un nouveau danger pour nous que l'élévation de Mr Neker. Les intérêts de la colonie de Ferney passent pour être oposés aux intérêts de Genêve, que Mr Neker est obligé de soutenir par sa naissance et par sa place de résident.
Si vous aviez le tems, Madame, de nous favoriser encor de vos bontés au milieu de vos occupations, de vos plaisirs, de vos procez, comment pourais-je faire? à qui m'adresserais-je pour vous faire parvenir la requête et le mémoire dont je vous parle? J'aimerais bien mieux vous envoier des papiers d'une autre espèce dont vous avez déjà vu un premier acte. Vous en fûtes assez contente; vous ne le serez pas du reste; je ne le suis pas non plus, et c'est ce qui fait que je ne vous l'envoie pas. J'ai bien peur que le sujet ne soit pas aussi favorable que nous l'avions pensé, et que la main-d'œuvre ne soit plus défectueuse encor que le fond de la chose. Envérité celà est tout aussi difficile à faire qu'une ville à bâtir dans le païs de Gex. Je ne suis pas comme Amphion, qui les construisait au son du violon. Mon violon et ma truelle sont cassés. Je succombe d'ailleurs sous mes maux, sous mes ennemis, sous les factieux amis de Shakespear, sous les dévots, sous tous les barbares, et sous les architectes des maisons qu'il faut paier.
Vous êtes ma consolation, Madame, je me mets à vos pieds. Made Denis qui se porte beaucoup mieux en fait autant.
Le vieux malade V.
Je dois pourtant vous dire que j'ai toujours une violente passion pour la Reine, et comme les amants font quelquefois des vers pour leur maîtresse j'en ai fait pour Sa Majesté qui ont été récités dans la fête de Brunoy. Il est vrai que je ne m'en souviens plus, mais en voicy d'autres dont on n'a pu faire usage parce qu'ils sont venus trop tard. On avait imaginé de faire paraître le buste de la Reine porté par des filles qui représentaient les grâces, et entouré de petits garçons qui figuraient les amours, et la compagnie tant répétée des jeux et des ris. J'avais proposé qu'on mit au dessous du buste,
Ce dernier vers me paraissait tout à fait dans le caractère de la Reine. Que le bon Dieu la prenne sous sa sainte et digne garde! et vous aussi, Madame.