1768-11-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre de Buisson, chevalier de Beauteville.

Monsieur,

Je suis obligé en honneur de rendre compte à votre Exse de ce qui vient de m'arriver.
Une dame fort jolie et fort affligée est venue chez moi. Je n'ai pas à mon âge de quoi la consoler, elle m'a assuré qu'il n'y avait que vous qui pussiez lui donner de la consolation. J'ai le malheur, m'a-t-elle dit, d'être la femme d'un poëte. — Votre mari est-il jeune, Madame, fait-il bien des vers? —Ah, Monsieur, il les fait détestables. — Cela est fort commun, Madame, mais que peut un ambassadeur de France contre la rage de faire de mauvais vers? — Monsieur, je suis Genevoise, et mon mari est un jeune étourdi, nommé Lamande. — Eh bien, Madame, envoyez-le chez Jean Jacques Rousseau; ils travailleront du même métier. — Monsieur, il y a renoncé pour sa vie, il s'avisa il y a deux ans pendant les troubles de Geneve où personne ne s'entendait, de faire une mauvaise brochure en vers qu'on n'entendait pas d'avantage; il a été banni pour neuf ans par un arrêt du Conseil magnifique, il a un père encor plus vieux que vous qui est aveugle et qui se trouve sans secours; ma mère vieille et infirme a besoin de mes soins, je passe ma vie à courir pour me partager entre ma mère et mon mari, Monsieur l'ambassadeur de France est le seul qui puisse finir mes malheurs. —

J'ai répondu alors de votre Excelle, j'ai assuré la désolée que si elle venait à votre lever elle s'en trouverait assez bien; mais que vous étiez actuellement occupé avec les dames de st Omer. — Hélas, Monsieur, m'a-t-elle répliqué, il peut de st Omer pardonner à mon mari et me le rendre. On a prétendu que mon mari lui avait manqué de respect dans son impertinent ouvrage où personne n'a jamais rien compris. — Madame, ai-je dit, si votre mari avait été citoyen de Bergopsom, Monsieur le Chevalier de Beauteville lui aurait très mal fait passer son temps; mais s'il est citoyen de Geneve et s'il a écrit des sottises soyez très persuadée que Monsieur l'ambassadeur de France n'en sait rien, qu'il ne lit point ces pauvretés, ou qu'il ne s'en souvient plus. Alors elle s'est remise à pleurer. — Ah que Monsieur l'ambassadeur pourait faire une belle action! disait-elle. — Il la fera, Madame, n'en doutez pas c'est une de ses habitudes; de quoi s'agit-il? — Ce serait, Monsieur, qu'il trouvât bon que mon Magnifique Conseil abrégeât le temps du bannissement de mon sot mari qui a voulu faire le bel esprit; il ne faudrait pour cela qu'un mot de La main de son excellence. La grâce de mon mari sera accordée si Monsieur l'ambassadeur daigne seulement vous témoigner qu'il sera satisfait que ce magnifique Conseil laisse revenir mon mari Lamande dans sa patrie, et que je puisse y soulager la vieillesse de mes parents. Prenez la liberté de lui demander cette faveur, il ne vous refusera pas: car C'est sans doute une chose très indifférente pour lui que le sieur Lamande et moi, nous soyons à Geneve ou en Savoye. —

Enfin, Monsieur, elle m'a tant pressé, tant conjuré que j'ose vous conjurer aussi. Une nombreuse famille vous aura l'obligation de la fin de ses peines. Votre Excellence peut avoir la bonté de m'écrire qu'elle est satisfaite des deux ans d'expiation de Lamande, et qu'elle daignera voir avec plaisir qu'il soit rappellé dans sa ville. Voyez, Monsieur, si j'ai trop présumé en vous demandant cette grâce et si vous pardonnez à Lamande et à mon importunité.

Le plus grand plaisir que m'ait fait la jolie pleureuse a été de me fournir cette occasion de vous renouveller le respect et l'attachement avec.