[de Fernex] 24 juin 1768
Le Nekre, non pas le mari de la belle Nekre, mais l'ancien amant d'un cu pouri, mais l'assassiné, le banni, qui est actuellement un bon négotiant de Marseille et qui a passé par son ancienne patrie, vous rendra cette lettre ma chère nièce.
Il faut que vous sachiez que tout le clergé est déchaîné. Il s'imagine que c'est moy qui ai soulevé tous les esprits, et si on s'est saisi d'Avignon, s'il y a une guerre entre les catholiques et les dissidents en Pologne, j'en suis la cause. Damilaville vous aura peutêtre dit que le cardinal de Choiseuil, archevêque de Bezançon, a oublié son nom pour se souvenir seulement qu'il est cardinal et que c'est lui qui a persécuté Fantet, l'avocat général de la chambre des comptes, et le Riche. Il a même, le croiriez vous? écrit aux fermiers généraux pour faire révoquer le Riche qui est inspecteur des domaines en franche comté. Il leur a mandé qu'il remplissait la franche comté de mes livres prétendus. Comme dieu merci je n'ay jamais fait aucun ouvrage que le clergé puisse me reprocher, je n'ay pas voulu être la victime de la calomnie. J'ay demandé en général une lettre de recommandation à mr le duc et à me la duchesse de Choiseuil auprès du cardinal sans leur dire de quoi il s'agissait. Je l'ay obtenue. J'ay écrit au cardinal une lettre flatteuse et mesurée dans la quelle je me suis bien gardé d'entrer dans un aucun détail, et dont il ne poura jamais abuser, quand même il aurait la malhonêteté de ne me point répondre.
Le masson qui fut repris de justice à Paris dans le temps qu'il y était porte Dieu, et qui est àprésent à ce qu'il dit évêque et prince de Geneve, a voulu remuer aussi. Je lui ay fermé la bouche par une conduite sage et nécessaire très aprouvée par les italiens adroits et blâmée à Paris par des gens de lettres qui riraient si j'étais sacrifié pour eux.
Si je ne peux échaper à la calomnie, j'échappe du moins à la persécution. Si Damilaville s'en tire avec six mille livres de pension, c'est un sort très heureux. Madame de Sauvigni qui avait mis dans sa tête de frustrer Damilaville de la place à lui promise, m'avait assuré qu'elle luy ferait donner une forte pension. Je suppose qu'elle a tenu parole. Il est heureux, le voilà récompensé, et peu soupçonné. Je suis dans un cas tout différent. Mais je laisse gronder les orages uniquement occupé du siècle de Louis 14 et de Louis 15. J'aurai bientôt achevé ce monument que j'érige à l'honneur de ma patrie sans flaterie et sans médisance. J'ose espérer qu'on ne me lapidera pas avec de petits cailloux tandis que je bâtis ce grand édifice.
J'ay lu par un grand hazard les conseils raisonables, la profession de foy des théistes, l'épitre aux Romains, et quelques autres drogues. Je me flatte qu'on ne m'imputera pas ces bagatelles tandis que je me consume jour et nuit sur une histoire qui contient cent trente années.
Pour l'histoire de notre petit pays de Gex elle sera bien courte. On n'a encor tracé ny le port ny la ville de Versoy. On n'a rien fait mais on va commencer. Si M. le duc de Virtemberg ne m'avait pas remis à deux ans pour me payer les 70000lt qu'il me doit je bâtirais à Versoi une maison pour faire ma cour à M. le duc de Choiseuil et je crois que ce serait un assez bon effet pour vous. On y établira la poste dans huit jours. C'est Fabri qui l'a, car il a tout englouti. On donne à Racle l'entreprise du port. On bâtira la ville quand on poura. Racle au moins poura se dédommager de la perte qu'il a faitte en construisant sa ridicule maison, mais j'aurai toujours perdu ce que je lui ai prêté. Vous vous en tirerez un jour à ce que j'espère.
Je fus bien surpris il y a six jours quand je vis arriver chez moy Mr et madame de Vaux, et une grande bâtarde de Mr de Vaux et le petit Vau qui est très joli et la mie du petit Vau. Les voilà établis icy. Je m'enferme dans ma chambre avec mes deux siècles. Je parais seulement à la fin du diner et du souper, et cependant ils restent. Leur amusement est d'aller chez Mallet et chez Racle. On ne peut quitter un pays qui fournit des plaisirs si séduisants. Il est vrai que la moisson parait belle, c'est à dire qu'on poura bien avoir quatre pour un avec la paille. Voylà notre terre de promission. Elle est admirable pour quiconque a des yeux et des jambes. Mais ceux à qui ces deux organes manquent doivent y périr. Nous avons manqué un marché de deux cent mille livres. Vous n'en aurez jamais cinquante mil écus. Pour moy je la quitterais demain si je n'étais retenu par mes deux siècles.
On prend comme vous savez le train de m'envoier garnizon. Il faut soulager le paysan, fournir des lits, des draps et des meubles à quatorze officiers et à deux cent soldats. Cela ruine et personne n'en sait le moindre gré. Il a fallu que j'achetasse du linge pour eux. Il est vray qu'heureusement ma porte est toujours fermée, et que je suis en prison chez moy.
Voilà ma chère nièce un compte exact de la manière dont j'achève une vie que je vous ay consacrée. Je vous embrasse tendrement.
V.