1768-06-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mes chers anges,

Vous voulez une nouvelle édition de la guerre de Geneve; mais vous ne me dites point comment il faut vous la faire parvenir.
Je l'envoie à tout hazard à M. le Duc de Praslin, quoiqu'il soit, dit-on, à Toulon. S'il y est il n'y sera pas long temps, et vous aurez bientôt votre Guerre.

Que le bon Dieu vous accorde de bons Comédiens pour amuser la vieillesse où l'un de vous deux va bientôt entrer, si je ne me trompe: car il faut s'amuser, tout le reste est vanité et affliction d'esprit, comme dit très bien Salomon. Je doute fort que le Palatin qu'on veut faire venir de Varsovie remette le tripot en honneur. J'attends beaucoup plus de ma Cateau de Russie et du Roi de Pologne; ce sont eux qui sont d'excellens comédiens, sur ma parole.

Je suis fâché que mon gros neveu le Turc veuille faire une grosse histoire de la Turquie, dans le temps que Lacroix qui sait le Turc, vient d'en donner un abrégé très commode, très exact et très utile. Je suis encor plus fâché que mon gros petit neveu soit si attaché aux assassins du c. D. L. B. Pour moi je ne pardonnerai jamais aux barbares.

Ecoutez bien la réponse péremptoire que je vous fais sur les fureurs d'Oreste. Elles sont telles qu'elles doivent l'être dans l'abominable édition de Duchêne, et telles qu'on les débite au tripot; mais vous savez que cet Oreste fut attaqué et défait par les soldats de Corbulon. On affecta surtout de condamner les fureurs, qui d'ailleurs furent très mal jouées et qui doivent faire un très grand effet par le Dialogue dont elles sont mêlées et par le contraste de la terreur et de la pitié qui me paraissent régner dans cette fin de la pièce. Je fus forcé par le conseil de mes amis de supprimer ce que j'avais fait de mieux et de substituer de la faiblesse à de la fureur. J'ai toujours ressemblé parfaitement au Munier, à son fils et à son âne. J'ai attendu l'âge mûr d'environ soixante et quinze ans pour en faire à ma tête; et ma tête est d'accord avec les vôtres en faisant faire un grand carton par les frères Cramer et le savant Panckoucke qui a traduit Lucrece assez platement.

Vous ne me parlez point mon cher ange de l'autre tripot sur le quel on doit jouer Pandore. J'ai tâté dans ma vie à peu près de tous les maux qui furent renfermez dans la boete de cette drôlesse. Un des plus légers est qu'on m'a cru incapable de faire un opéra. Plût à dieu qu'on me crût incapable de touttes ces brochures que de mauvais plaisants ou de mauvais cœurs mettent continuellement sous mon nom.

Je vous souhaitte à tous deux santé et plaisir, et je suis à vous jusqu'à ce que je ne sois plus.