au château de Ferney 15e avril 1768
Monseigneur,
J'aurais répondu sur le champ à la Lettre dont vous m'avez honoré si mes maladies me l'avaient permis.
Cette lettre m'a causé beaucoup de satisfaction; mais elle m'a un peu étonné. Comment pouvez vous me savoir gré de remplir des devoirs dont tout seigneur doit donner l'éxemple dans ses terres, dont aucun chrétien ne doit se dispenser, et que j'ai si souvent remplis? Ce n'est pas assez d'arracher ses vassaux aux horreurs de la pauvreté, d'encourager leur mariages, de contribuer autant qu'on le peut à leur bonheur temporel; il faut encor les édifier; et il serait bien extraordinaire qu'un seigneur de paroisse ne fit pas dans l'Eglise qu'il a bâtie, ce que font tous les prétendus réformés dans leurs temples à leur manière. Je ne mérite pas assurément les compliments que vous voulez bien me faire, de même que je n'ai jamais mérité les calomnies des insectes de la littérature qui sont méprisés de tous les honnêtes gens, et qui doivent être ignorés d'un homme de vôtre caractère. Je dois mépriser ces impostures, sans pourtant haïr les imposteurs. Plus on avance en âge plus il faut écarter de son cœur tout ce qui pourait l'aigrir, et le meilleur parti qu'on puisse prendre contre la calomnie est de l'oublier.
Chaque homme doit des sacrifices, chaque homme doit penser que tous les petits incidents qui peuvent troubler cette vie passagère se perdent dans l'éternité, et que la résignation à Dieu, l'amour de son prochain, la justice, la bienfaisance sont la seule chose qui nous reste devant le créateur des temps et de tous les êtres. Sans cette vertu que Cicéron appelle caritas humani generis, l'homme n'est que l'ennemi de l'homme, il n'est que l'esclave de l'amour propre, des vaines grandeurs, des distinctions frivoles, de l'orgueil, de l'avarice, de toutes les passions. Mais s'il fait le bien pour l'amour du bien même, si ce devoir épuré et consacré par le christianisme domine dans son cœur, il peut espérer que Dieu devant qui tous les hommes sont égaux, ne rejettera pas des sentiments dont il est la source éternelle. Je m'anéantis avec vous devant lui; et n'oubliant pas les formules introduites chez les hommes, j'ai l'honneur d'être avec respect.
Monseigneur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
gentihome orde de la chambre
du Roy très chrétien
PS: Vous êtes trop instruit pour ignorer qu'en France un seigneur de paroisse doit en rendant le pain bénit instruire ses vassaux d'un vol commis dans ce temps là même avec éffraction, et y pourvoir incontinent, de même qu'il doit avertir si le feu prend à quelque maison du village, et faire venir de l'eau; ce sont des affaires de police qui sont de son ressort.