1769-06-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Pierre Biord, évêque de Genève-Annecy.

Monsieur,

En revenant d'un assez long voiage, j'ai revu le vieillard qui m'est très cher par mille raisons et à qui je dois la plus tendre reconnaissance et dont je vous avais parlé dans ma lettre.
J'avais quelques affaires à régler avec lui pour la succession d'un de nos parens nommé Monsieur Daumart Mousquetaire du Roi, qu'il a gardé neuf ans entiers chez lui, estropié, paralitique, livré continuellement à des douleurs affreuses. Vous savez qu'il en a eu soin comme de son fils, et vous savez aussi que quand vous passâtes à Ferney vous ne daignâtes pas venir consoler cet infortuné après le grand repas que le seigneur du lieu vous fit porter chez le curé. Ce n'est pas votre méthode, Monsieur, de consoler les mourans, vous vous bornez à les persécuter eux et les vivans autant qu'il est en vous. J'ai trouvé le parent de feu M. Daumart et le mien très malade, et ayant plus besoin de médecins que de vos lettres qu'il m'a montrées et qui n'ont paru que des libelles à tous ceux qui les ont vues.

Il se faisait lire à sa table (où il ne se met que pour recevoir ses hôtes) les sermons du père Massillon selon sa coutume. Le sermon qu'on lisait roulait sur la calomnie. Faites vous faire la même lecture; il est triste que vous en ayez besoin.

Mais relisez surtout le portrait que fait st Paul de la charité; vous verrez s'il approuve les impostures, les délations malignes, les injures et toutes les manoeuvres de la méchanceté.

Vous n'avez pas oublié que mon parent en rendant le pain béni dans sa paroisse le jour de Pâques 1768, ayant recommandé à voix basse à son curé de prier pour la Reine qui était en danger, vous eûtes le malheur d'écrire à son Roi qu'il avait prêché dans l'église.

Vous vous souvenez que vous eûtes l'indiscrétion (pour ne rien dire de plus fort) de publier une Lettre que Monseigneur le Comte de st Florentin vous écrivit en réponse au nom de sa Majesté très chrétienne, avant que cette imposture ridicule fût juridiquement reconnue. Vous eûtes la discrétion de ne pas montrer l'autre Lettre que vous reçûtes, à ce qu'on dit, du même Ministre, quand tout l'opprobre de cette accusation absurde demeura à l'accusateur.

Il eût été honnête d'avouer au moins que vous vous étiez trompé. Vous pouviez vous faire un mérite de cet aveu; vous le deviez comme chrétien, comme prêtre, comme homme. Aulieu de prendre ce parti, vous publiâtes et vous fites imprimer la première Lettre de Monseigneur le Comte de st Florentin, Ministre d'Etat d'un Roi de France, sous ce titre indécent: Lettre de Mr de st Florentin à Monseigneur l'Evêque d'Annecy. C'est dommage que vous n'ayez pas mis: à sa Grandeur Monseigneur l'Evêque Prince de Geneve. Si vous êtes prince de Geneve, il vous faut de l' altesse. Avouez que vous seriez une singulière altesse.

Mais il n'est pas ici question de dignités, de titres et de toutes les puérilités de la vanité qui vous sont si chères et qui vous conviennent si peu. Il s'agit d'équité, il s'agit d'honneur, tâchez que cela vous convienne.

Si vous connaissez les premiers élémens du savoir vivre, concevez combien il est indécent de faire publier non seulement la Lettre d'un Ministre d'Etat sans sa permission, mais les lettres du moindre des citoiens. C'est donc en cela seul que vous êtes homme de Lettres! Au lieu d'agir en pasteur qui doit exhorter et ensuite se taire, vous commençez par calomnier et ensuite vous faites imprimer votre petit commercium epistolicum, pour vous donner la réputation d'un bel esprit savoiard. Vous y parlez d'ortographe; ne trouvez vous pas que cela est bien épiscopal? Quand on a voulu perdre un homme innocent, savez vous ce qui serait épiscopal? Ce serait de lui demander pardon. Mais vous êtes bien loin de remplir ce devoir.

Vous lui imputez (à ce que je vois par vos lettres) des livres misérables et jusqu'à La Théologie portative, ouvrage fait apparemment dans quelque cabaret. Vous n'êtes pas obligé d'avoir du goût, mais vous êtes obligé d'être juste.

Comment avez-vous pu lui dire qu'on lui attribue la traduction du fameux Discours de l'empereur Julien, tandis que vous devez savoir que cette traduction si bien faite et accompagnée de Remarques judicieuses, est d'un Chambellan du Julien de nos jours, je veux vous dire d'un Roi victorieux et philosophe, et je ne veux dire que cela. Comment ignorez-vous que ce livre est imprimé, débité à Berlin, et dédié au respectable beau frère de ce grand Roi et de ce grand capitaine? Souvenez vous du fou des fables d'Esope qui jettait des pierres à un simple citoien. Je ne peux vous donner que quelques oboles, lui dit le citoien, adressez vous à un grand seigneur, vous serez mieux payé.

Adressez vous donc, Monsieur, au souverain que sert Monsieur le Marquis D'Argens, auteur de la traduction de l'empereur Julien, et soyez sûr que vous serez payé, comme vous méritez de l'être. Faites mieux; examinez devant Dieu votre conduite.

Vous avez cru pouvoir faire chasser de ses terres celui qui n'y a fait que du bien; arracher aux pauvres celui qui les fait vivre, qui rebâtit leurs maisons, qui relève leurs charues, qui encourage leurs mariages, qui par là est utile à l'état, un vieillard qui a deux fois votre âge, un homme qui devait attendre de vous d'autant plus d'égards que toute votre famille lui a toujours été chère. Votre grand père a bâti de ses mains un pavillon de sa basse cour. Vos proches parens travaillent actuellement à ses granges, et votre cousin nommé Mudri a demandé depuis peu à être son fermier. Plût à Dieu qu'il l'eût été! Il eût pu adoucir la mauvaise humeur qui vous dévore contre un seigneur de paroisse vertueux, qui ne vous a jamais offensé, et qui ne donne à ses paroissiens que des exemples de charité, de piété, de douceur et de concorde. Quoi! vous avez osé demander qu'on le fît sortir de ses terres parce que des brouillons vous ont dit qu'il vous trouvait ridicule! Quoy! vous avez proposé la plus cruelle injustice au plus juste de tous les Rois!

Sachez connaître le siècle où nous vivons, la magnanimité du Roi qui nous gouverne, l'équité de ses Ministres, les loix que tous les parlemens soutiennent contre des entreprises aussi illicites qu'odieuses.

D'où vient que le curé du seigneur de paroisse que vous insultez, chérit sa vertu, sa piété, sa charité, sa bienfaisance, ses moeurs, l'ordre qui est dans sa maison, et dans ses terres? D'où vient que ses vassaux et ses voisins le bénissent? D'où vient que le premier président du parlement de Bourgogne, le procureur général le protègent? D'où vient qu'il a de même la protection déclarée du gouverneur? D'où vient que le grand pape Benoit XIV et son secrétaire des brefs le cardinal Passionei, digne ministre d'un tel pape, l'ont honoré d'une bonté constante, et d'où vient enfin que vous êtes son seul ennemi? Est-ce par ce qu'il a remboursé à ses vassaux l'argent que vous avez exigé d'eux quand vous êtes venu faire votre visite, argent que vous ne deviez pas prendre, et que depuis il vous a été défendu de prendre en Savoie?

Celui que vous insultez prosterné au pied des autels, prie Dieu pour vous aulieu de répondre à vos injures; il n'y répondra jamais, et dans le lit de mort où il souffre et où vous serez comme lui, il n'est ni en état ni en volonté de repousser vos outrages et vos manoeuvres.

C'est ici que je dois surtout vous parler de l'impertinente Profession de foi supposée, dans laquelle on a la bêtise de lui faire dire que la seconde personne de la Trinité s'appelle Jesus-Christ, comme si on ne le savait pas, et qu'il condamne toutes les hérésies et tous les mauvais sens qu'on leur donne.

Quel sacristain ivre a jamais pu composer un pareil galimatias? Quel brouillon a pu faire dire à un séculier qu'il condamne les hérésies? Je ne crois pas que vous soiez l'auteur de cette pièce extravagante, vous devez savoir que notre sage monarque a imposé le silence à tous ces ridicules reproches d'hérésie par un édit solemnel enregistré dans tous nos parlemens. D'ailleurs un seigneur de paroisse qui habite auprès du canton de Berne et aux portes de Geneve, doit de très grands égards à ces deux républiques. Les noms d'hérétiques, de huguenots, de papistes, sont proscrits par nos traités. Mon parent se contente de prier Dieu pour la prospérité des treize cantons et de leurs alliés ses voisins.

S'il n'est pas de la communion de Berne, il est de sa religion en ce que le conseil de Berne est noble et juste, bienfaisant, généreux, en ce qu'il a donné des secours à la famille des Sirven opprimée par un juge de village ignorant et fanatique. Entendez-vous? ignorant et fanatique. En un mot il respecte le conseil de Berne et laisse à vos grands théologaux le soin de le damner. Il est fermement convaincu qu'il n'appartient qu'à Messieurs d'Annecy d'envoyer en enfer Mrs de Berne, de Bâle et de Zuric, de Geneve; ajoutez y le roi de Prusse, le roi d'Angleterre, celui de Danemark, les sept provinces unies, la moitié de l'Allemagne, toute la Russie, la Grece et l'Arménie, l'Abissinie &c. Il n'appartient, dis-je, qu'à vos semblables et surtout à l'abbé Ribalier de juger tous ces peuples, attendu qu'il a déjà quatre nations sous ses ordres; mais pour mon parent et mon ami, il croit qu'il doit aimer tous les hommes et attendre en silence le jugement de Dieu. Il est absolument incapable d'avoir fait une profession de foi si impertinente et si odieuse. Les faussaires qui l'ont rédigée et l'ont fait signer long temps après par des gens qui n'y étaient pas, seraient repris de justice, si on les traduisait devant nos tribunaux. Ces fraudes, qu'on appellait jadis pieuses, ne sont plus aujourd'hui que des fraudes. Celui qu'on fait parler s'en tient à la déclaration de foi qu'il fit étant en danger de mort, quand il fut administré malgré vous selon les loix du royaume, Déclaration véritable signée de lui par devant Notaire: Déclaration juridique par laquelle il vous pardonne et qui démontre qu'il est meilleur chrétien que vous. Voilà sa Profession de foi.

Vous avez été vicaire de paroisse à Paris, votre esprit turbulent s'y est signalé par des billets de confession et des refus de sacrement; soyez à l'avenir plus circonspect et plus sage. Vous êtes entre deux souverains également amis de la bienséance et de la paix. Une petite partie de votre diocèse est situé en France, respectez ses loix, respectez surtout celles de l'humanité. Imitez les sages archevêques d'Albi, de Besançon, de Lyon, de Toulouse, de Narbonne, et tant d'autres pasteurs également pieux et prudens, qui savent entretenir la paix. Si vous faites la moindre de ces démarches que vous faisiez à Paris, et qui furent réprimées, sachez qu'on prendra la défense d'un moribond dont vous voulez avancer le dernier moment. Je me charge d'implorer la justice du parlement de Bourgogne contre vous.

J'ai renoncé depuis très long temps au métier de la guerre; mais je n'ai pas renoncé (il s'en faut beaucoup) aux devoirs qu'imposent la parenté, l'amitié, la reconnaissance, à un gentilhomme qui a un coeur et qui connaît l'honneur très inconnu aux brouillons.

Quand vous serez rentré dans les voies de la charité, de l'honnêteté et de la bienséance dont vous vous êtes tant écarté, je serai alors avec toutes les formules que votre amour propre désire et qui ont fait à votre honte le sujet de vos querelles

Monsieur,

votre très humble et obéissant serviteur.