1768-04-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Philippe Antoine de Claris, marquis de Florian.

Il est juste et nécessaire, mes chers picards que je vous parle avec confiance.
Vous voiez les tristes éffets de l'humeur. Vous savez combien madame Denis en a montré quelquefois avec vous. Rappelez vous la scène qu'éssuia mr De Florian. Elle m'en a fait éprouver encor une non moins cruelle. Il est triste que sa raison ne puisse écarter de son âme ces orages violents qui la bouleversent quelquefois, et qui désolent la société. Je suis persuadé que la cause secrette de ces violences qui lui échapent de temps en temps, était son aversion naturelle pour la vie de la campagne, aversion qui ne pouvait être surmontée que par une grande affluence de monde, des fêtes et de la magnificence. Cette vie tumultueuse ne convient ni à mon âge de 74 ans, ni à la faiblesse de ma santé. Je me voiais d'ailleurs très à l'étroit par la cessation du paiement de mes rentes, tant de la part du Duc de Virtemberg que de celle du maréchal de Richelieu et de quelques autres grands seigneurs. Elle est allée à Paris recueillir quelques débris, tandis que je m'occuperai des affaires d'Allemagne. Malgré ce dérangement actuel je lui fais à Paris vingt mille francs de pension. Elle possède d'ailleurs douze mille livres de rente. Elle en aura beaucoup davantage. Je mourrais avec trop d'amertume si aucun de mes proches pouvait à ma mort m'accuser de l'avoir négligé. Je n'en ai pas assez fait pendant ma vie mais si je peux végéter encor deux années, j'espère que je ne serai pas inutile à ma famille. Je voulais vendre le château que j'ai fait bâtir pour vôtre sœur, afin de lui procurer tout d'un coup une somme considérable d'argent comptant et je me privais volontiers des agréments de ce séjour qui sont très grands pendant sept à huit mois de l'année. Elle n'a pas saisi assez tôt une occasion favorable et unique qui se présentait. Elle a malheureusement manqué un marché qui ne se retrouvera jamais. Pour moi, il ne me faut qu'une chambre pour mes livres, et une pour me chaufer pendant l'hiver. Un vieillard n'a pas de goûts chers.

Je sçais tous les discours qu'on a tenus à Paris, tout ce qu'on a inséré dans les gazettes. Je suis accoutumé à ces sottises qui s'anéantissent en deux jours. La Harpe a malheureusement donné lieu à tout cela par son infidélité et par cet orgueil mêlé d'impolitesse et de dureté qu'on lui reproche avec tant de raison. Cependant, loin de lui nuire je lui ai pardonné, et je l'ai même déffendu.

J'ai cru devoir à l'amitié et à la parenté le compte que je viens de vous rendre. Adieu, mes chers seigneurs d'Hornoy. Je dis toujours avec douleur Ah que Ferney n'est-il en Picardie! Je vous embrasse tout deux très tendrement.

V.