1768-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher ami, je reçois votre lettre du 26 mars.
Votre sensibilité me pénètre. L'aventure de la Harpe a des suites bien désagréables. Malheur à la célébrité! On a mis contre lui et contre moi dans la gazette d'Utrecht un article abominable. Cela est fait par quelques uns de ces polissons de Paris qui sont aux gages des gazetiers étrangers, et qui leur fournissent des calomnies contre les particuliers ne sachant pas un mot des affaires publiques. On dit dans cette gazette d'Utrecht du 11 mars que la Harpe m'a volé le Cathécumène et l'a fait imprimer. C'est là une des moindres douceurs de cet article. Je suis tous les jours en butte aux plus affreuses calomnies. Vous savez bien de qui est le Cathécumène. C'est un ouvrage très médiocre dans lequel il y a quelques plaisanteries; c'est une viande au gros sel. Peut on supporter un voyageur qui est étonné de voir un temple et qui est tout surpris que ce temple ait des portes qu'on ouvre et qu'on ferme? Cependant on ose m'attribuer cent ouvrages dans ce goût et enfin je puis en être la victime.

Le baron d'Holbach fait venir tous ces rogatons de Hollande. On ne manque pas chez lui de me les imputer et les bruits courent dans tout Paris. Vous allez quelquefois dans sa maison; je me recommande à vous et je vous supplie de détourner les coups qu'on m'y porte.

Le correspondant qui m'a fait votre éloge dont vous êtes si content ne serait pas lui même en état de me sauver si l'imposture m'attaquait avec des armes contre lesquelles il n'y a point de bouclier.

Vous me mandâtes il y a près d'un mois qu'on avait dit que chez le baron d'Holbach ma lettre à mon neveu sur la Harpe avait été lue devant vingt personnes. Il est vrai qu'on l'a dit; mais il est vrai aussi que jamais cette lettre n'y a été lue.

Comptez que le public ne fait que mentir. Comptez encore qu'il n'y a pas un mot de vrai dans la prétendue histoire de l'honnête criminel, puisque Favre lui même m'a écrit, m'a envoyé le procès verbal, m'a prié d'envoyer un placet à m. le prince de Beauveau et qu'assurément je suis plus instruit que personne de cette affaire. Comptez que je sais très bien ce qui se passe. Comptez surtout qu'on est très irrité contre toutes ces misérables brochures dont on est inondé. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un honnête homme est d'en être soupçonné et les seuls soupçons peuvent conduire aux extrêmités les plus funestes.

Laharpe m'a fait bien du mal, mais il m'en a demandé pardon. Il m'a tout avoué avec componction, il n'y a que le diable qui ne pardonne point. J'ai dû le gronder, mais je ne dois point le laisser en proie aux outrages qu'on lui fait dans les gazettes.

Adieu, mon très cher ami, la vertu et votre amitié me consolent de tout.

Je ne vois pas ce que la calomnie peut m'imputer sur madame Denis. Je lui donne vingt mille francs de pension. Je lui en ai assuré trente cinq mille. La petite Corneille a eu plus de quarante mille écus en mariage. Si on vend Ferney tout le prix de la terre sera pour madame Denis. J'ai donné à mes autres parents tout ce que j'ai pu. J'en suis fâché pour la calomnie.