1768-03-25, de Emmanuel Friedrich von Fischer à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Notre gazetier ne doit calomnier ni nuire à personne, & encore moins à vous, Monsieur.
Il le sait & n'en a point l'intention, & il n'a certainement pas crû le faire par l'article du 10e mars de Versailles. Je vous avoue mème tout bonnement, que depuis votre Lettre j'ai relu cet article, & n'ÿ ai trouvé ni calomnie, ni insulte. Il ne vous nome point, il parle d'un autheur célèbre & ne lui impute pas par aucun raisonnement d'avoir mérité cette Lettre de cachet. La disgrâce d'un homme célèbre, est un événement intéressant qui mérite d'être annoncé dans les papiers publics, & qui l'a toujours été. Notre gazettier l'a fait, non point sur des bruits publics ni sur des lettres pretendûes, mais réelles, & même sur différents avis. La lettre dont il a tiré cet article, est d'un Correspondant de Paris que je connais, un homme sûr & fort en mème de savoir ce qui se passe. Il entre dans un tel détail sur cette affaire, que je n'ai pu moi mème que d'ÿ ajouter foi. Il parle d'abord d'une nouvelle Brochure, qu'on lit à Paris avec beaucoup d'empressement intitulée si je ne me trompe Sermon de Rosette, ministre à Basle, qu'il dit être de vous, Monsieur, dans le quel vous parlez en faveur de la tolérance, vous faites entr'autres les éloges de S. M. l'Impératrice de Russie, & vous drappez la cour de Rome. Il parle ensuitte de la lettre de l'archevèque de Cantorberÿ, à celui de Paris, sur la censure de Bélisaire, qui doit être encore votre ouvrage, & dans lequel mr de Beaumont, se trouvant un peu mal mené, il en a porté plainte à mr le Duc de Choiseuil, qui n'a pu refuser à la sainte colère du Prélat, une Lettre de cachet contre vous. Que vous en aviez été averti, & que pour éviter l'effet de la Lettre de cachet, vous étiez parti de Ferneÿ, que vos amis disoient que vous etiez allé à Stoutgard, pour régler des affaires d'intérêt avec le Prince de Wirtemberg à qui vous deviez avoir prêté de grosses sommes, & que par contre vos ennemis disoient, que vous vous étiez sauvé & que vous auriez de la peine à vous mettre en sûreté. Vous voÿez, Monsieur, par ce détail que je vous fais, combien peu le Gazetier ÿ est entré dans sa gazette, & s'il n'a pas observé les ménagements qu'il vous doit. Je suis charmé d'aprendre par vous mème, que la colère de mr l'archevêque de Paris, n'aÿe point eu l'effet qu'on écrit & que vous soÿez tranquille à Ferneÿ. Comme donc je ne puis trouver à redire, que le gazetier aÿe annoncé votre Disgrâce, je trouve juste & nécessaire, qu'il annonce aussi la fausseté de cette nouvelle, & il le fera dans la Gazette de demain. Du reste, vous savez, Monsieur, que la Gazette est censurée, ainsi que si l'autheur manque, ce n'est pas à lui seul qu'on doit s'en prendre, & il peut même se justifier par la censure seule. Vous me paroissez croire qu'il sort d'une société, qui ne vous aime pas, mais je puis vous assurer que vous vous trompez, il n'a jamais été Jésuite, & mème il ne les aime point & n'a pas sujet de les aimer. Permettez que je vous fasse encore la remarque, que la Gazette d'ici n'est pas la seule qui parle de vous, une Gazette allemande, je ne me rapelle pas la quelle a annoncé votre départ de Ferneÿ avant la nôtre. Il ÿ a peu de Gazettes d'Hollande, qui n'aÿe parlé de vous depuis quelque temps, au sujet de la Guerre de Geneve, du Diné, de l'homme aux 40 Ecus, des Lettres à un Prince, de la Prophétie tirée de Daluze, de la Lettre de l'Archevêque de Cantorberÿ, de ce sermon, & d'autres ouvrages, qu'on vous donne, & que vous devez donc conaitre mieux que moi. Les unes ont parlé de vous en bien & les autres fort en mal. Je ne conserve point les gazettes, je ne puis donc vous les envoÿer, excepté un suplément d'Utrecht, qui vient par hazard de me tomber entre les mains, dans lequel on parle des Prophéties, au commencement de l'article de Paris. Du reste je suppose, que cela vous importe assez peu, votre réputation n'est pas dans le cas de dépendre des avis d'un Gazettier. Vous pouvez être persuadé, que le nôtre évitera, tout avis insultant, & même tout ce qui peut vous faire de la peine, & ce ne sera sûrement jamais à dessein prémédité, car il n'a pas crû aussi peu que moi, que l'article dont vous vous plaignez pût vous en faire.

J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus distingués

Monsieur

Votre très humble et très obéÿssant serviteur

Fischer de Bellerive