Monrepos le 22 mars 1768
Notre pays va perdre son plus beau lustre, monsieur, nous en sommes consternés, abasourdis, nous ne méritions pas le bonheur de vous posséder, mais nous en sentions le prix; et sentons bien douloureusement votre éloignement.
Je plaignais tant madame Denis de quitter cet oncle respectable, chéri, et si digne de l'être; à présent c'est sur nous que je pleure; vous emportez, monsieur, tous nos regrets; nos cœurs et nos vœux vous suivront partout, mais est il bien vrai que vous vendez Ferney? et Ferney créé par vous? ce Ferney d'où il est sorti tant de productions sublimes et charmantes? où vous avez fait passer de si heureux moments aux personnes que le sentiment et l'admiration y conduisaient pour vous rendre hommage? où vous vous êtes fait adorer par votre bienfaisance? Oui, monsieur, l'abbé de St Pierre a fait ce mot pour vous, vous en prouvez chaque jour la justesse. Je m'arrache les cheveux de n'être pas assez riche pour acheter votre terre, avec quel plaisir j'y mettrais tout mon bien! de quel prix n'est elle pas à mes yeux d'avoir été habitée par vous! toute ma vie je me rapellerai avec reconnaissance et délices les temps agréables que j'y ai passés. Conservez nous vos bontés, monsieur, nous serions trop malheureux de ne pas vous appartenir de cette façon, comme nous le faisons par le cœur; c'est même en osant y compter que j'ai l'honneur de vous faire part que l'on vient d'accorder l'indigénat en Pologne à nos enfants; j'en reçois la nouvelle par le fils du palatin de Russie; cela ne signifie rien; jusqu'à ce que l'on y puisse faire joindre quelque autre chose; il faut l'attendre du temps et des circonstances; j'aurais mieux aimé les voir rentrer dans leurs patrimoines en France, il faut prendre ce qui nous vient, et espérer. Le marquis et son fils vous présentent, monsieur, leurs respects, et la fermière son dévouement et l'attachement le plus inviolable.