à Paris ce 29 février 1768
Il y a trois jours, mon cher maitre, que frère d'Amilaville me fit voir une lettre où vous lui exposiez vos griefs contre mr de la Harpe.
J'en fus extrêmement affecté, & je n'eus rien de plus pressé que d'écrire à ce jeune homme pour l'engager à réparer ses torts en vous les avouant, & en vous priant de lui rendre votre amitié. Je vous écrivis en même temps pour vous engager à lui pardonner une faute qui n'est de sa part qu'imprudence et qu'étourderie, car je sais qu'il vous est tendrement & sincèrement attaché. Je remis il y a deux jours ces deux lettres à d'Amilaville, qui me les rendit hier en me disant qu'elles étoient inutiles, & que la Harpe étoit parti. Il me montra votre lettre qui lui annonçoit cette nouvelle dont je suis on ne peut pas plus affligé, premièrement par le chagrin que vous avez eu, en second lieu par le tort que cet événement fera à ce malheureux jeune homme; car la vérité percera, quelque secret qu'on soit résolu à garder. Je le vois courir audevant du malheur, et je ne puis dire qu'il n'ait pas eu très grand tort. Heureusement pour lui j'ai enfin obtenu de mr de Boullongne 50 louis qu'il trouvera à son arrivée, à ce que j'espère; mais cela ne le dédommagera pas de la perte de votre amitié. Je vous avoue que je m'étois un peu attaché à lui, parce que je lui crois du talent, & que je croyois être sûr de son attachement pour vous. Je le plains, mais je n'en sens pas moins, comme je le dois, ses torts et votre peine.
Marmontel m'a dit que vous vous plaigniez de mon silence; voilà pourtant la 3e lettre que je vous écris depuis votre dernière. Je sais que vous avez mieux à faire que de m'écrire, mais je veux du moins n'avoir point de tort avec vous; car je ne suis pas comme la Harpe.
Il me semble que les criailleries ausujet de l'ouvrage de st Hyacinthe sont appaisées. Il est bien cruel que le repos des honnêtes gens dépende de certain conseiller aux yeux de veau & au cœur de Tigre. Je gémis sur tout ce qui se passe, mais en gémissant je m'intéresse toujours sincèrement à mon ancien ami, que j'embrasse de tout mon cœur.
Mr de Boullongne désireroit avoir de bonne heure ce qu'on imprime à Geneve, et qui vaut la peine d'être envoyé. Pourriez vous lui faire ce plaisir? Vous savez qu'il a ses ports francs? Il m'a paru le désirer beaucoup. Un mot de réponse sur cela, je vous prie.