1768-08-26, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous m'avez entièrement oublié, mon cher et ancien ami; vous n'avez fait d'autre réponse à deux ou trois de mes lettres qu'en m'envoyant des vers qui m'ont fait beaucoup de plaisir, mais qui ne me dédommagent pas de votre prose.
Je vous sais très occupé, & je respecte vos momens. Comme je crois que vous vous intéressez toujours à mr de la Harpe, je dois vous dire qu'il n'a pas été aussi heureux cette année que les précédentes; le prix de l'académie lui a échappé. Sa pièce est bien écrite, mais elle a paru bien froide et bien monotone, ce sont plutôt de bons que de beaux vers, quoiqu'il y en ait quelques uns de ce dernier genre. Ce n'est pas que la pièce à la quelle on a donné le prix soit meilleure que le sienne, ce n'est pas même qu'elle soit bonne; aussi mon avis étoit il de ne la point couronner, non plus que les autres, et de remettre le prix à l'année prochaine. Je ne doute point que mr de la Harpe ne l'eût obtenu, avec un peu plus de chaleur & surtout une centaine de vers de retranchés. Vous savez déjà sans doute que le prix a été donné à l'abbé Langeac, fils de la célèbre madame Sabbatin. On dit du bien de ce jeune homme, mais ce n'est encore qu'un écolier, & même assez foible.

Il paroit dans vos cantons bien des feuilles volantes qu'il est presque impossible d'avoir ici. Je vous avois prié il y a longtemps de me procurer ce qui paroitroit, et dont mes amis et moi sommes fort avides comme de raison; mais vous êtes trop occupé pour songer à ces minuties. Adieu, mon cher maitre, portez vous bien, & n'oubliez pas tout à fait vos anciens amis. Notre pauvre d'Amilaville est dans un triste état. Je crains bien qu'il ne soit sans remède.