1766-10-28, de Jean François Marmontel à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce n'est pas sans envie, mon illustre maitre, que je vois partir ceux qui sont assez libres et assez heureux pour vous aller voir.
Mr de Laharpe veut bien adoucir les regrets que j'ai de ne pouvoir le suivre, en se chargeant d'une lettre pour vous. Il vous arrivera couronné de lauriers; et il dira en vous voyant

Me doctarum hederœ prœmia frontium
dis miscent superis.

Il a peint le Caractère du poète, en vrai poète, et avec plus de chaleur et d'élévation que Boileau. C'est à vous que les lettres sont redevables de leur ennoblissement. Vous avez apris à ceux qui les cultivent à sentir La dignité de leur état. Vous leur avez agrandi l'âme. Ce caractère ne se peint pas seulement dans leurs écrits; il éclate dans leur conduite. Vous savez avec quelle fermeté courageuse mr Thomas refusa de me disputer la place que j'occupe à l'académie; ce procédé vertueux lui a coûté sa fortune. Les gens de lettres se sont fait un devoir de l'en dédommager autant qu'il dépend d'eux, et toutes leurs voix sont réunies pour le nommer à la place vaquante. Croiriez vous, mon illustre maitre, que l'opinion que l'on a de l'honnêteté de ses partisans est telle que la cour même respecte leur résolution et qu'on n'ose pas même risquer des sollicitations contraires. Aucun grand ne se présente, aucun auteur n'ose se montrer, et je ne serois pas surpris que L'élection fût unanime. Vous concevez quelle sera ma joye de voir celui qui m'a cédé le pas, entrer immédiatement après moi. Tout ce que j'aurois demandé à dieu auroit été d'être directeur. L'assemblée auroit eu le cœur bien dur si je ne lui avois pas arraché des larmes.

Tandis que nous sommes occupés de l'honneur des lettres à Paris Jean Jacques fait tout ce qu'il peut pour les déshonnorer à Londres. Vous avez vu sa querelle avec le bon David Hume? C'est l'orgueil en démence, en imbécillité. On dit même que c'est pis encore; et en effet, dans les mouvemens convulsifs que se donne L'âme de Rousseau pour secouer le fardeau de la reconnoissance il est bien difficile de ne pas voir le vice d'un mauvais coeur. Parlons d'autre chose.

Mlle Clairon joue quelque fois sur le théâtre de mde la duchesse de Villeroi. Elle s'y surpasse elle même. Peutêtre mrs les gentilshommes de la chambre se reprocheront ils enfin le tort qu'ils ont fait au théâtre, et chercheront ils à le réparer. Je n'ai pas vu le cul de mlle Dubois; mais je doute qu'il soit digne du sacrifice qu'on lui a fait. Mlle Duranci qui a joué sur votre théâtre, débute dans ce moment. Elle joua hier le rôle d'Electre dans La tragédie d'Oreste. Elle ne le joua pas comme mlle Clairon; mais dans le pitoyable état où la scène françoise est réduite, son talent n'est point à dédaigner. Elle a de la chaleur, assez d'intelligence et de noblesse, et quelques momens de génie. On dit qu'elle a mieux joué Amenaide; je ne l'ai pas vue: j'arrive de la campagne où j'ai passé près de huit mois. Mon petit roman de Belisaire est achevé. Il s'agit àprésent de le faire passer, et c'est le plus difficile; car il contient quelques vérités simples et vieilles comme le monde, mais aux quelles bien des gens ne sont pas encore accoutumés. Ce n'est pourtant que de l'eau claire en comparaison d'une foule de livres édifians qui nous viennent de tous les côtés. Je ne sais qui diable les fait. Il faut que l'auteur et l'imprimeur soient réfugiés dans la lune. Beccaria, L'auteur des délits et des peines, est à Paris, et s'y trouve très bien. Il est tout glorieux d'avoir un commentateur plus courageux que lui, et son livre se ressentira de L'émulation qu'on lui donne.

Ma voisine mde Geoffrin arrive de son pélerinage et par ses lettres on peut juger que les caresses des rois ne lui ont pas tourné la tête. Elle sera dit on à Paris le 8 9bre, et si j'ai un mot d'amitié à lui dire de votre part elle y sera plus sensible qu'à tous les honneurs qu'elle aura reçus. Adieu mon illustre maitre. Votre disciple est toujours le même, plein de tendresse, de reconnoissance et d'admiration pour vous. Soyez toujours joyeux: c'est le moyen de conserver au monde sa lumière et son ornement.

Je vous prie de me rapeller dans le souvenir de made Denis et de lui faire agréer mes respects.

Il y a bien longtems que mr Damilaville s'est chargé de vous faire tenir ma traduction de la Pharsale. J'espère qu'il aura bien voulu s'acquiter de cette commission.