1777-02-05, de François Louis Claude Marin à Voltaire [François Marie Arouet].

Comment pouvez vous croire, Monsieur, que je puisse jamais Cesser de vous être tendrement attaché?
Votre amitié m'honore Trop pour ne pas la cultiver avec soin. C'est dans vos ouvrages que j'ai appris à lire, à écrire, à penser, et c'est dans eux que je puise les consolations nécessaires à ma situation. Je n'ai eu le bonheur de vous voir qu'une seule fois, Rue Traversiere, à l'occasion de quelques vers que j'avois hasardés pour une dame moins célèbre encore par son mérite personnel, que par les liaisons honorables qu'elle a eües avec vous; car un grand homme fait rejaillir sa gloire sur tout ce qui l'environne, et si un de vos gens s'annonçoit à Paris pour vous appartenir, il n'y a personne qui ne l'accueillit d'un salut, et qui ne s'empressât à le voir et à l'entendre parler sur le maitre qu'il a le bonheur de servir.

Les places que j'ai occupées, m'ont fourni l'occasion de vous être de quelque utilité, et vous m'avez donné des marques Si précieuses de bonté que je ne les oublierai de ma vie.

Il est vrai que mr Linguet a quitté la France. Il est à Mastrict où il compose un journal, mais je doute qu'on le laisse entrer à Paris. Je n'ai point eu de ses nouvelles depuis son départ. Je ne sais s'il sera plus tranquille dans ce pays et si les ennemis qu'il s'est faits autant par la supériorité de ses talens, que par son imprudence, n'iront pas y troubler son repos.

Mais, à propos de Journal, ne voilà-t-il pas Palissot et Clement qui vont s'escrimer en ce genre! Les philosophes ne seront sûrement point ménagés par eux. J'espère que le premier inspirera au second le respect qu'on vous doit.

Le petit Fréron a autant de malice et moins de talens que son père, malgré le secours de l'abbé Grosier.

Entre nous, Mr de la Harpe a pris un ton trop fier et trop haut. Il a raison dans le fond et tort dans la forme. Ses observations sont justes, mais l'humeur gâte tout.

Vous voyez, Monsieur, que dans ma retraite, je m'amuse des querelles littéraires, sans y prendre part. Je m'exerce même à écrire ou plustôt à dicter, car ma vue affoiblie ne me permet guères de manier la plume. Je viens de finir un petit ouvrage que j'irai vous lire ce printems, si l'accès de Ferney m'est ouvert; car on dit que vous admettez bien peu de personnes dans ce sanctuaire.

Sans doute, comme vous le dites, les lettres Consolent de bien des choses, mais elles ne consolent pas de toutes. Il y a des plaies qui se referment difficilement. Ma philosophie ne va jusques là. Elle me porte à fuir les hommes. Je fais bâtir mon hermitage à Lampedouse. Je le choisirois près de vous, si le climat y étoit moins rigoureux. J'ai le cœur et la tête chaudes, mais mon corps ne peut résister aux impressions du froid.

Conservez moi votre amitié, elle fait le bonheur de ma vie.

Marin