1776-09-26, de François Louis Claude Marin à Voltaire [François Marie Arouet].

Je crains, Monsieur, que vous n'ayez plus à vous plaindre désormais de la peine que vous avez à lire mon griffonnage.
Je suis prêt à dire bonsoir à la compagnie. J'ai tant usé et abusé de mes yeux que je me suis trouvé tout à coup hors d'état de lire et d'écrire. Je ne sçais s'il me restera assez de lumière pour me conduire.

Il faut bien se contenter de la récompense qu'on a donnée au cocher Gilbert, faute de mieux, Je conviens avec vous que s'il avoit été élevé plus haut, il auroit pû publier de là des secrets que nous serons longtems à ignorer. Je suis fâché de la triste avanture de Mr Linguet, je le plains, sans approuver les torts qu'il peut avoir. Il n'a jamais été ce qu'on appelle mon ami. Je n'ai point vécû avec lui, nous n'avions aucune liaison commune, je l'ai vû lorsque vous m'avez donné quelques commissions auprès de lui; je l'ai vû Lorsqu'ayant quelque crédit sur la nation ingrate des gens de lettres, j'allois arrêter sa plûme lors que je le sçavois prêt à s'éccarter du respect et de l'admiration qu'on vous doit. J'ai toujours sçû reconnoître ses talens et leur render justice malgré les cris que la jalousie élevoit contre lui et s'il eût été véritablement mon ami il me deviendroit beaucoup plus cher par ses disgrâces.

Vous aviez des choses plus intéressantes à me dire que L'histoire du prétendu triomphe de l'autre homme dont vous me parlez.

Infantum, vir magne, jubes renovare dolorem.

Ce n'est point à moi que devroient s'adresser ces nouvelles; si j'avois à écrire à la pauvre veuve Calas je ne croirois pas lui faire une galanterie de lui parler de la gloire du Capitoul David.

Vous me faites vos adieux comme si vous étiez prêt à plier bagages. Vous avez parcouru une carrière assez glorieuse pour quitter la vie sans regret. Vous avez le bonheur de sçavoir où vos os doivent reposer.

Felix qui potuit mundi nutante ruinâ
quo jaceat jam scire loco.

Les nations iront révérer vos cendres à Ferney et cet endroit illustré par votre séjour deviendra un lieu de pélerinage pour tout ce qui sçait apprétier le génie.

Quant à moi je n'ai pû encore établir mon gîte dans la Lampedouse, je n'ai pû y bâtir mon tombeau et je ne sçais si la mort ne me surprendra pas en chemin. Je n'aurai que le regret de ne vous avoir pas vû et de n'avoir pû vous dire combien je vous suis respectueusement attaché.

Marin