1775-12-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Louis Claude Marin.

Vous écrivez, mon cher ami, comme un maître à écrire en comparaison de Monsieur Linguet.
Il est immédiatement audessus de son chat. Dites lui qu'à la Chine on met à l'amande les avocats qui ont grifoné leurs mémoires. Comment peut on avoir un si excellent stile et une écriture si détestable?

J'ai deviné avec bien de la peine qu'il a de bons mémoires sur nôtre malheureuse jurisprudence tant criminelle que civile, et qu'il ne tiendrait qu'à lui de rendre un service bien important à la nation. Il faudrait qu'un jour Hercule s'amuse à nétoier les étables d'Augias. Il ne poura jamais prendre un tems plus convenable que celui du gouvernement sous lequel nous avons le bonheur de vivre aujourd'hui. Dites lui bien, je vous prie, que je pense comme lui sur mon marquisat. Le Marquis Crebillon, Le Marquis Marmontel, Le Marquis Voltaire ne seraient bons qu'à être montrés à la foire avec les singes de Nicolé. C'est apparamment un ridicule que messieurs les parisiens ont voulu me donner et que je ne reçois pas. Le petit service que j'ai rendu à ma province n'a concisté qu'à servir de secrétaire à nos petits états du païs de Gex, et à être quelquefois l'interprête de leurs demandes et des bontés du ministère. Je n'ai assurément prétendu à aucune récompense. Ma chétive terre de Ferney est assez heureuse d'être devenu libre et d'être le lieu d'un assez grand commerce, sans être marquisat ou Baronie. Marot dit quelque part,

Car depuis que j'ai bâti à Clément,
Et à Marot, qui est un peu plus loin.

Je vous conseille, mon cher ami, de ne point bâtir sitôt à Lampedouse; mais je serais bien charmé si vous passiez quelque jour par mon marquisat, qui a environ quatorze cent toises de long sur autant de large. C'est là que j'achêve doucement ma vie avec les sentiments inaltérables qui m'attachent à vous.