1776-01-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Vous augmentez ma joie, mon respectable philosophe, en la partageant.
C'était une belle fête de voir dix ou douze mille hommes répandus dans la campagne reconduire avec des huées les troupes du roi David, bénir Monsieur Turgot, et chanter leur liberté. Tout le monde s'embrassait, tout le monde dansait, tout le monde s'enivrait.

Je ne suis qu'un pauvre diable, j'ai reçu des compliments dans mon lit, mais je me suis cru le plus heureux des hommes.

Je regarde sans doute ce petit évênement comme un essai qu'Hercule fait de ses forces, il finira par nétoier toutes les étables du Roi Augias. Les réptiles qui infectent depuis si longtems ces étables, auront beau sifler, Augias verra sa maison nette, suposé qu'il soit assez heureux pour avoir toujours dans Hercule une confiance entière.

Pour messieurs de l'avertissement aux fidèles, je les crois toujours plus dangereux que les gens de finances. Ce sont des basilics dont on ne poura détruire la race. C'est beaucoup de les avoir rendus méprisables aux yeux de tous les honnêtes gens; mais celà ne suffit pas; les honnêtes gens sont en trop petit nombre. Il y aura toujours dix fois plus de prêtres que de Sages, et c'est malheureusement dans cette guerre que Dieu est toujours pour les plus gros bataillons. J'ai passé ma vie à escarmoucher; mais vous êtes un excellent général d'armée, et je me flatte que les deux Bertrands formeront des milliers de Ratons.

On m'a dit qu'il y a du refroidissement entre Brutus et Cassius. Je ne le crois pas; il faut que vous soiez toujours unis. St Jérome a pu se brouiller avec St Augustin, mais nos deux généraux doivent toujours être animés du même esprit. Que ne puis-je avant ma mort me trouver encor entre vous deux! Conservez moi vôtre amitié, elle répand un charme sur le peu de jours qui me restent encor à vivre.

Raton