1768-01-18, de Jean Gal à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je vous dois un million de grâces de la belle lettre que vous eûtes la bonté de m'écrire.
Mais depuis le moment que je la reçus j'ai été si occupé que je n'ai pu jusqu'aujourd'hui vous en faire mes très humbles remercimens. Daignés donc les recevoir, je vous en prie, & les recevoir comme vous venant d'un homme qui est & qui sera toute sa vie un de vos plus grands admirateurs.

Je le savois bien, sans que vous me fissiés l'honneur de me le dire, que touché de nos malheurs vous aviés constamment tendu à nous rendre le gouvernement favorable, & malgré les clameurs de ceux qui voudroient perpétuer nos misères, vous y avés enfin heureusement reüssi. Aumoins dans les diverses provinces où nous sommes répandus, n'est-il depuis quelque tems, aucun commendant, ni aucun intendant dont nous n'aïons grandement sujet de nous louer.

Il est vrai, Monsieur, que nous venons d'être expulsés, par arrêt du parlement de Toulouse, des hôtels de ville où l'on nous faisoit la grâce de nous admettre comme citoyens, & de nous écouter comme bons patriotes; mais pourvû que nous puissions continuer de faire fleurir l'agriculture, les manufactures, le commerce, & convaincre par là de plus en plus sa majesté qu'elle ne sauroit avoir des sujets plus utiles que nous le sommes, que nous en importe d'avoir part aux charges municipales ou d'en être exclus?

Il est vrai encore que la tolérance dont nous jouïssons n'est qu'une tolérance tacite, mais outre que nous savons nous en contenter, nous sentons fort bien qu'il est de la bonne & saine politique qu'on ne nous tire de nôtre état de proscription que peu à peu: aussi bien loin que nous nous plaignions, admirons nous la marche du ministère à nôtre égard, & aplaudissons nous à sa sagesse.

Vous le voïés, Monsieur, quoique nés dans des contrées pleines autrefois d'Energumènes, nous sommes raisonnables, et pourrions nous ne l'être pas dans un siècle où vous avés apris à tant de monde à raisonner.

Un homme de Lettres, m'écrit de Paris, que la cour de Rome ne s'opposeroit point à ce qu'on nous fit un état, pourvû qu'on nous prèscrivit des bornes qui ne nous permissent pas de gagner d'autre terrain que celui que nous occupons, & il est déjà bien tems que cette même cour rénonce à son esprit de persécution, & qu'elle souffre que chacun vive selon les mouvemens de son coeur & les lumières de sa conscience.

Que l'état actuel de l'Europe doit vous causer de la joye! Par tout la tendre humanité s'empare des coeurs; par tout l'affreuse intolérance tombe; par tout l'avilissante superstition disparoit; par tout on commence à sentir que la Religion consiste moins à croire ceci ou cela, qu'à être droit dans ses sentiments, véridique dans ses paroles, fidèle dans ses promesses, juste dans ses actions, charitable dans ses oeuvres, et je ne vois pas qu'il puisse y avoir pour l'ami des hommes, de spectacles plus ravissans que l'est celui là.

Daigne le ciel verser tout ce qu'il a de bénédictions & de grâces sur le sage qui par ses intéressans écrits à le plus contribué à amener cette heureuse révolution! puisse t-il jouïr dans la solitude de la santé la plus parfaite, & du bonheur le plus accompli!

La Sorbonne doit être bien humiliée, sur tout après la dernière Brochure de M. de Marmontel, où l'on voit d'un côté les 37 propositions qu'elle vouloit condamner, & de l'autre les 37 propositions inverses qu'elle auroit dû donc aprouver. Eh! falloit-il qu'elle s'avisât de damner tout ce qui ne pense pas comme elle, dans un siécle où l'on a si bien montré qu'il est impossible que tous les hommes puissent fixer les objets sous les mêmes points de vûe, & fait connoitre Dieu.

Je voulois d'abord ne vous dire autre chose, sinon que j'avois reçu vôtre lettre, & que je conserverois un souvenir éternel de l'honneur que vous m'aviés fait en m'écrivant. Mais le plaisir que je trouve à m'occuper de vous m'a insensiblement entrainé. Veuillés me le pardonner, & croire que tant que Dieu me conservera, il y aura dans nos Cevennes un homme qui ne cessera de prier ardamment pour votre conservation et votre constante prospérité.

J'ai l'honneur de vous en assurer & d'être dans toute l'étendüe & la vivacité des sentimens de mon coeur,

Monsieur,

Votre très humble & très obéissant serviteur

Pomaret