Condrieux par Vienne en Dauphiné [c. 1 January 1768]
Je respecte trop vos occupations, monsieur, pour vous écrire aussi souvent que mon cœur, et peut-être, ma vanité le demanderaient; il me semble qu'à la place de Josué je n'aurais point voulu détourner pour moi seul, le soleil qui est pour tout le monde, mais une lettre de bonne année, doit paraître sans conséquence, et vous me permettrez bien de vous dire une fois les vœux que je fais pour vous à chaque ligne de vos ouvrages; puissez vous être immortel comme eux.
Moi qui n'ai point goûté de cette douce fumée de la gloire; moi qui connais votre personne autant que votre nom, et qui d'ailleurs aime à vivre comme l'aîné Menechme je vous dirai grossièrement que je suis tout prêt à brûler la Henriade, s'il le fallait, pour prolonger votre vie de dix ans. N'est ce pas là, monsieur, rem prorsus substantialem? Le public (sauf respect) traite les hommes de génie comme les chevaux de poste. Il en a besoin; sans eux il ne peut aller loin, et cependant il les presse, il les aiguillonne sans s'inquiéter s'ils ne crèveront point avant leur course. Pour moi, monsieur, je vous proteste que je recevrais avec plus de plaisir la moindre petite nouvelle de votre santé que la plus digne production de votre plume, et je vous proteste encore que je sens tout cela aussi vivement que vos plus anciens amis.
J'ai reçu dans ma retraite Le Huron l'ingénu, très digne frère de l'Allemand Candide. Il faut avouer que ces deux honnêtes gens, ont fait un rude apprentissage des hommes. De si terribles histoires, dégoûteront un peu de la candeur et de l'ingénuité, elles donneront quelque envie d'être tout d'un coup fripon avec les hommes, ou d'aller être homme de bien, sans péril, sur les bords du lac de Genêve; encore depuis quelque temps ces bords ne sont ils pas trop sûrs. Le jugement des garants leur rendra-t-il la paix? Je vous avoue qu'il me paraît bien difficile que le plus grand nombre soit gouverné par le plus petit, quand il veut sérieusement ne pas l'être; voilà deux scènes politiques bien remarquables et qui se jouent en même temps, l'une en Pologne, l'autre en Suisse, et la religion se mêle de toutes deux.
Il est à souhaiter que mr Rousseau qui vient de publier son Dictionnaire de musique, s'entende un peu mieux en harmonie musicale qu'en harmonie politique. J'ignore où est sa retraite, et le nom de celui qui la lui a donnée. Il serait temps qu'un homme qui aime tant l'évangile jouît à la fin un peu de la paix évangélique.
Mais je laisse mr Rousseau pour vous parler sur mon propre compte; je vais vous montrer, monsieur, toute la confiance que j'ai dans vos bontés, en vous faisant l'aveu d'une idée, qui, de ma part vous paraîtra d'une témérité ridicule, je vous demanderai même vos conseils sur cette idée, et surtout celui de ne pas la suivre si vous la jugez trop au dessus de moi.
Vous savez trop, monsieur, que nous n'avons aucun ouvrage complet sur notre législation; nous n'avons pas même de bons ouvrages sur les parties séparées de notre législation; dans quel livre étudier notre droit public? Il faut aller le chercher dans nos ordonnances même, et jusque dans nos vieux capitulaires. Nos parlements ne nous entretiennent que des lois fondamentales et nous ne savons guère quelles sont ces lois, et bien moins encore, ce qu'elles devraient être. Il me semble que l'érudition, a trop absorbé ce sujet, on a beaucoup discuté les origines de nos lois, et fort peu le bien et le mal; on nous laisse mourir de faim, en nous faisant avaler les cendres de nos pères. Nos lois sur l'éducation (si nous en avons), nos lois religieuses, nos lois fiscales, nos lois criminelles, nos lois civiles, tout est dans un désordre choquant. Si quelques parties, comme l'agriculture, le commerce, les finances, ont été plus observées de nos jours, il me semble qu'on les a trop isolées de toutes les autres parties, et qu'en les considérant dans leur liaison nécessaire avec tout le reste de la législation, elles auront reçu des développements et des lumières qu'elles n'ont point encore.
Un ouvrage qui nous donnerait sur ce sujet tout ce qui nous manque, serait bien vaste; je crois qu'il devrait commencer par une exposition des principes généraux de la morale naturelle et politique; on déterminerait ensuite les principes qui conviennent à chaque espèce de gouvernement, on s'attacherait particulièrement à ceux de la monarchie, et après les avoir cherchés dans la nature des choses, il serait heureux de pouvoir les vérifier par des exemples vrais et bien reconnus des monarchies anciennes et modernes; on serait obligé de livrer de grands combats à mr de Montesquieu. Ce n'est pas une petite affaire, mais il le faudrait bien.
Les vérités générales une fois développées, on passerait à ce qui touche notre monarchie en particulier et le premier objet serait ses terribles lois fondamentales qui sonnent si bien dans des remontrances qu'on ne lit pas. Il serait assez difficile de bien fixer les limites de ces lois. On pourrait donner sur leurs variations, une histoire abrégée et qui ne serait point trop chargée d'érudition, passer rapidement sur ce qui a été pour bien constater ce qui est. Ces lois étant connues l'auteur en dirait, s'il l'osait, et le bien et le mal. Il les comparerait aux lois fondamentales des autres monarchies; leurs avantages et désavantages mutuels seraient observés; et de là naîtraient les idées des réformations et des remèdes. Vous voyez déjà, monsieur, que les objets les plus importants, et les plus délicats sont renfermés dans cette discussion, les droits du souverain, ceux du clergé, de la noblesse, de la magistrature, l'économie des tribunaux civils, les prétentions des parlements modernes, l'autorité du conseil, remontrances, arrêts de cassation, d'attribution, commissions extraordinaires, tout ce qui peut engager à mentir est là. La manière de traiter ces lois fondamentales serait le plan de toutes les autres lois. Déterminer dans chaque ordre de lois celles de notre législation qui sont les plus essentielles; les considérer d'abord en elles mêmes, ensuite dans leur rapport entre elles, et enfin dans le rapport que des lois d'une certaine classe ont avec les lois d'une autre classe; les comparer avec les lois du même genre dans les gouvernements étrangers, tirer de là un jugement sur nos lois, et de ce jugement un remède à leurs inconvénients, voilà de la besogne pour une tête, et un estomac cent fois meilleurs que les miens. Je n'espère ni de réussir, ni de l'achever; je sais seulement que je m'amuse et que le papier blanc me blesse la vue. Cependant, monsieur, quoique je me rende justice, je veux faire le moins mal que je pourrai et c'est pour cela que je vous supplie de me tendre un peu la main; je suis à cent lieues de Paris, la terre promise pour ceux qui veulent écrire; je suis juif captif en Egypte, et je n'ai que des oignons pour bâtir une pyramide; du moins si je connaissais les livres que je dois consulter, mais j'ai beau chercher, aucun ne m'instruit des lois de nos gouvernements modernes; vingt auteurs s'offrent pour m'apprendre ce qui se faisait à Rome et à Sparte, et nul ne me dit bien ce qui se fait en Suede, en Dannemarck, en Espagne, en Angleterre; si vous aviez la complaisance, monsieur, de dicter quatre lignes à votre secrétaire pour me dire seulement, lisez cela, ces quatre lignes me seraient un guide bien estimable et bien cher. Que n'ai je dix lieues seulement à faire deux ou trois fois par semaine pour obtenir une heure de votre conversation! Si j'étais à portée de cette tête immense où tous les faits de l'histoire sont si bien rangés et si bien jugés; si vous me permettiez d'y puiser, que de choses j'en tirerais! Il y en a mille, surtout dans cette matière, qui se disent, et ne s'écrivent point. Cependant, monsieur, la certitude d'une inviolable discrétion, les encouragements que vous avez toujours donnés à la simple intention de faire le bien, les bontés que vous m'avez déjà témoignées ne n'obtiendront elles pas quelques conseils plus approfondis? Je ne puis pas dire comme le Corrège et Montesquieu, et moi aussi je suis peintre, mais vous pouvez me faire dire que j'ai travaillé sous les yeux de notre premier peintre.
J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect
monsieur
votre très humbe et très obt servt.