1752-10-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Marie de La Condamine.

Je vous remercie, mon cher philosophe errant, devenu sédentaire, des attentions que vous avez pour Louis XIV.
On a fait malheureusement une douzaine d'éditions sans me consulter; & ce n'est pas ma faute, si les quatre esclaves qui s'étaient mis sous la statue de la place Vendôme, dans la première édition, & qu'on a fait déloger bien vite, ont subsisté dans quelques exemplaires. Ce n'est pas non plus ma faute, si on a imprimé l' air maître pour l'air de maître. Je me flatte que ces sottises ne se trouveront pas dans l'édition qu'on fait actuellement à Leipzic, & que je crois à présent finie. J'ai eu, pour cette nouvelle fournée, des secours auxquels je ne m'attendais pas de si loin. On m'a envoyé de Paris, ce qu'on envoie bien rarement, des vérités & des vérités bien curieuses. Quand l'édition que je finis, n'aurait d'autres avantages que celui de deux mémoires écrits de la main de Louis XIV, cela suffirait pour faire tomber toutes les autres. L'ouvrage deviendra nécessaire à la nation, ou du moins à ceux de la nation qui voudront connaître les plus beaux temps de la monarchie.

Je conviens que la foire aura toujours la préférence; mais il ne laissera pas de se trouver d'honnêtes gens qui liront quelque chose du Siècle de Louis XIV, les jours où il n'y aura point d'opéra comique. On ne laisse pas d'avoir du temps pour tout. Je vous plains beaucoup de passer le vôtre dans des discussions désagréables, dont il y a très peu de juges; & parmi ces juges là, la plupart sont prévenus. Pour faire le grand œuvre de rem prorsus substantialem, il faut avoir aisance, santé & repos. Il ne tenait qu'à Maupertuis d'avoir tout cela, supposé qu'un homme soit libre; mais il y a quelque apparence qu'il ne l'est pas: il a dérangé sa santé par l'usage des liqueurs fortes; il a perdu quelques amis par un amour propre plus fort encore, & qui ne souffre pas que les autres en aient leur dose; il a perdu son repos, par la manière trop vive dont il a poursuivi Kœnig, qui, au bout du compte, s'est trouvé avoir raison, & qui a eu le public pour lui. Je puis vous assurer que je ne me suis mêlé ni de son affaire ni de son livre, quoique je n'approuve ni l'un ni l'autre.

Maupertuis a des ennemis à Paris, à Berlin, en Hollande; & sa conduite dure et hautaine n'a pas ramené ces ennemis. J'ai d'autant plus sujet de me plaindre de lui, que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour adoucir la férocité de son caractère. Je n'en suis pas venu à bout. Je l'abandonne à lui même; mais encore une fois, je n'entre pour rien dans les querelles qu'il se fait, & dans les critiques qu'il essuie. Je suis plus malade que lui, & je reste tranquillement à Potsdam, tandis qu'il va chercher ailleurs la santé & le repos.

Je voudrais de tout mon cœur être dans votre voisinage; ce n'est pas sans regret que je goûte le bonheur de vivre auprès d'un roi philosophe. Je suis né si sensible à l'amitié, que je serais encore ami, quand même je serais courtisan.

Vraiment je serais très obligé à m. Deslandes, s'il voulait bien me favoriser de quelques particularités qui servissent à caractériser les beaux temps du gouvernement de Louis XIV. M. Deslandes est citoyen & philosophe; il faut absolument être philosophe, pour avoir de quoi se consoler, de là qu'on est citoyen. Je vous embrasse, & vous prie de ne point cesser de m'aimer malgré Maupertuis.