1761-08-24, de Anne Robert Jacques Turgot à Voltaire [François Marie Arouet].

Depuis que j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, monsieur, un changement qui me concerne a eu lieu; et j'ai le malheur d'être intendant.
Je dis le malheur; car, dans ce siècle de querelles, il n'y a de bonheur qu'à vivre philosophiquement entre l'étude et ses amis.

C'est à Limoges qu'on m'envoie. J'aurais beaucoup mieux aimé Grenoble, qui m'aurait mis à portée de faire de petits pèlerinages à la chapelle de Confucius, et de m'instruire avec le grand-prêtre. Mais votre ami, M. de Choiseul, à jugé que, pour remplir une place aussi importante, j'avais encore besoin de quelques années d'école: ainsi je n'espère plus vous voir de longtemps, à moins que vous ne reveniez fixer votre séjour à Paris, chose que je désire plus que je n'ose vous la conseiller.

Vous n'y trouveriez sûrement rien qui vaille votre repos, rem prorsus substantialem, disait le très sage Newton. Vous jouissez de la gloire comme si vous étiez mort, et vous vous réjouissez comme un homme bien vivant: sans être à Paris, vous l'amusez, vous l'instruisez, vous le faites rire ou pleurer selon votre bon plaisir. C'est Paris qui doit aller vous chercher.

Je vous remercie d'avoir pensé à moi pour me proposer de souscrire à l'édition que vous préparez des œuvres du grand Corneille; et j'ai en même temps bien des excuses à vous faire d'avoir tant tardé à vous répondre; d'abord le désir de rassembler un plus grand nombre de souscriptions; ensuite les devoirs du premier moment de l'intendance, et sur le tout un peu de paresse à écrire des lettres, ont été les causes de ce retardement. J'en suis d'autant plus fâché que je n'ai à vous demander qu'un petit nombre d'exemplaires, la plus grande partie de mes amis ayant souscrit de leur côté.

Au reste, vous ne devez pas douter que le public ne s'empresse de concourir à votre entreprise. Indépendamment de l'intérêt que le nom du grand Corneille doit exciter dans la nation, les réflexions que vous promettez rendront votre édition infiniment précieuse. J'ai cependant appris avec peine de m. d'Argental que vous ne comptez en donner que sur les pièces restées au théâtre. Je sens que vous avez voulu éviter les occasions de critiquer trop durement Corneille en élevant un monument à sa gloire. Mais je crois que vous auriez pu balancer avec ménagement ses beautés et ses fautes, sans vous écarter du respect dû à sa mémoire, et que la circonstance prescrit d'une manière encore plus impérieuse; vous avez fait des choses plus difficiles, et je pense que l'examen approfondi des pièces mêmes qu'on ne joue plus, serait une chose utile aux lettres, et surtout aux jeunes gens qui se destinent à l'art. Votre analyse leur apprendrait à distinguer les défauts qui naissent du sujet de ceux qui tiennent à la manière de le traiter. Vous leur indiqueriez les moyens d'en éviter quelques uns, de pallier les autres: vous leur feriez envisager les sujets manqués sous de nouvelles faces, qui leur feraient découvrir des ressources pour les embellir.

L'arrêt du Parlement sur les jésuites, et le réquisitoire qui l'a provoqué, ne vous ont ils pas réconcilié avec Me Omer?

Vous allez être bien unis:
Tous deux vous forcez des murailles,
Tous deux vous gagnez des batailles
Contre les mêmes ennemis.

La cour est embarrassée du parti qu'elle prendra. Pour moi, je voudrais qu'on fît à ces pauvres pères le bien de les renvoyer chacun dans sa famille avec une pension honnête et un petit collet. Il y en a si peu de profès, que les économats ne seraient pas fort surchargés; les particuliers seraient heureux, le corps n'existerait plus, et l'état serait tranquille.

Adieu, monsieur, je vous réitère toutes mes excuses, et vous prie d'être persuadé que personne n'est, avec un attachement plus vrai, votre très-humble, etc.