1767-09-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Michel de Villette, marquis Du Plessis-Villette.

Je vous pardonne, mon cher marquis, d'avoir oublié un vieillard malade & inutile, longtemps pénétré dans sa retraite de l'affliction la plus profonde; mais je ne vous pardonne pas de vous livrer au public, qui cherche toujours une victime, & qui s'acharne impitoyablement sur elle; on ne vous dit peutêtre pas à quel point il enfonce le poignard dans les plaies qu'il a faites lui même.
Je vous prédis que vous serez malheureux si vous ne vous dérobez pas à l'envie & à la malignité; & je vous répète que vous n'avez d'autre parti à prendre que de vivre avec un petit nombre d'amis dont vous soyez sûr.

Vous vous plaignez de quelques tours qu'on vous a joués. J'aimerais mieux qu'on eût volé deux cent mille francs que de vous voir déchirer par les harpies de la société qui remplissent le monde. Il faut absolument que vous sachiez que tout cela a été poussé à un excès qui m'a fait une peine cruelle; on dit: Voilà comme sont faits tous les petits philosophes de nos jours. On clabaude à la cour, à la ville; vous sentez combien mon amitié pour vous en a souffert. Vous êtes fait pour mener une vie très heureuse, & vous vous obstinez à gâter tout ce que la nature & la fortune ont fait en votre faveur.

Je vous dirai encore qu'il ne tient qu'à vous de faire tout oublier. Je vous demande en grâce que vous soyez heureux. Je ne veux pas qu'un beau diamant soit mal monté. Pardonnez ma franchise; c'est mon cœur qui vous parle, il ne vous déguise ni son afflictione ni ses sentiments pour vous, ni ses craintes. Je vous aime trop pour vous écrire autrement.

Je vous invite plus que jamais à vous livrer à l'étude. L'homme studieux se revêt, à la longue, d'une considération personnelle, que ne donnent ni les titres, ni la fortune. Celui qui travaille n'a pas le temps de faire mal parler de soi. Je vous parle ainsi, parce que vous me devez compte de cette heureuse facilité, & de vos belles dispositions pour les lettres. Je vous pardonne si vous écrivez, & surtout si vous m'écrivez. Vous voilà quitte de ma morale; mais si vous étiez ici, je vous avertis qu'elle serait beaucoup plus longue.

Madame Denis pense absolument de même; quiconque s'intéressera à vous, vous dira les mêmes choses.

Pardonnez encore une fois aux sentiments qui m'attachent à vous.