17 mars 1768
Mon cher confrère,
Je ne vous dirai point quelles suites cruelles votre aventure a entrainées.
Vous m'avez fait un mal que vous ne pouvez réparer, mais assurément vous n'avez pas eu la moindre intention de me nuire; il faudrait que je fusse un barbare pour avoir de l'aigreur contre vous. Vous avez fait une grande étourderie; d'accord; mais j'en ai fait soixante et quatorze, attendu que j'ai 74 ans. Je vous dirai avec Horace num minus est jucundus amicus?
Il ne faut avoir de la rancune que contre les Fréron qui ne travaillent que pour avilir les gens de lettres et la littérature, contre un Pompignan qui ose insulter l'académie quand il vient faire son remerciement de l'honneur qu'elle lui a fait de l'admettre dans son corps, et qui ne parle des gens de lettres ses confrères que comme des ennemis de l'état et de la religion. Voilà ceux contre lesquels il est permis d'avoir un peu de colère. J'ai mandé à madame de la Harpe ce que j'avais sur le cœur, et c'est une preuve bien sûre que ce cœur est vrain, et qu'il est bien à vous. Je suis d'ailleurs dans l'affliction et dans le plus grand embarras. Ainsi pardonnez à une lettre si courte qui serait très longue, si je m'étandais sur les sentiments qui m'attachent à vous et à made de Laharpe, et si les affaires les plus désagréables ne me dérobaient des moments que je voudrais consacrer à l'amitié.