1760-09-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Palissot de Montenoy.

Je dois me plaindre, monsieur, de ce que vous avez imprimé mes lettres sans mon consentement.
Ce procédé n'est ni de la philosophie ni du monde. Je réponds cependant à votre lettre du 13 septembre, mais c'est en vous priant par tous les devoirs de la société de ne point publier ce que je ne vous écris que pour vous seul.

Je commence par vous remercier de la part que vous voulez bien prendre au petit succès de Tancrède. Vous avez raison de ne vouloir d'appareil et d'action au théâtre, qu'autant que l'un et l'autre sont liés à l'intérêt de la pièce; vous écrivez trop bien pour ne pas vouloir que le poète l'emporte sur le décorateur.

Je suis encore de votre avis sur les guerres littéraires; mais vous m'avouerez que, dans toute guerre, l'agresseur seul a tort devant dieu et devant les hommes. La patience m'a échappé au bout de quarante années; j'ai donné quelques petits coups de patte à mes ennemis pour leur faire sentir que, malgré mes soixante-sept ans, je ne suis pas paralytique. Vous vous y êtes pris de meilleure heure que moi; vous avez fait des estafilades à des gens qui ne vous attaquaient pas, et malheureusement je suis l'ami de quelques personnes à qui vous avez fait sentir vos griffes. Je me suis donc trouvé entre vous et mes amis que vous déchirez; vous sentez que vous me mettiez dans une situation très désagréable: j'avais été touché de la visite que vous m'aviez faite aux Délices; j'avais conçu beaucoup d'amitié pour vous et pour m. Patu avec qui vous aviez fait le voyage, et mes sentiments partagés entre vous et lui se réunissaient pour vous après sa mort. Vos lettres m'avaient beaucoup plu; je m'intéressais à vos succès, à votre fortune; votre commerce, qui m'était très agréable, a fini par m'attirer les reproches les plus vifs de la part de mes amis. Ils se sont plaints de ma correspondance avec un homme qui les outrageait. Pour comble de désagrément, on m'a envoyé des notes imprimées en marge de vos lettres. Ces notes sont de la plus grande dureté.

Vous ne devez pas être étonné que des esprits offensés ne ménagent pas l'offenseur. Cette guerre avilit les lettres; elles étaient déjà assez méprisées et assez persécutées par la plupart des hommes qui ne connaissent que la fortune. Il est très mal que ceux qui devraient être unis par leur goût et leur sentiment, se déchirent comme s'ils étaient des jansénistes et des molinistes. De petits scélérats en robe noire ont opprimé des gens de lettres, parce qu'ils osaient en être jaloux. Tout homme qui pense devait s'élever contre ces fanatiques hypocrites. Ils méritent d'être rendus exécrables à leur siècle et à la postérité. Jugez combien je dois être affligé que vous ayez combattu sous leurs étendards!

Ce qui me console, c'est qu'enfin on rend justice. L'Académie entière a été indignée du discours de Le Franc; vous auriez pu un jour être de l'Académie, si vous n'aviez pas insulté publiquement deux de ses membres sur le théâtre. Vous savez que nos amis nous abandonnent aisément, et que les ennemis sont implacables.

Toute cette aventure m'a ôté ma gaieté, et ne me laisse avec vous que des regrets. Pompignan et Fréron m'amusaient, et vous m'avez contristé.

Tout malingre que je suis, je prends la plume pour vous dire que je ne me consolerai jamais de cette aventure qui fait tant de tort aux lettres; que les lettres sont un métier devenu avilissant, abominable, et que je suis fâché de vous avoir aimé et elles aussi.