J'ai reçu, Monsieur, vôtre Lettre du 13.
Je dois me plaindre d'abord à vous de ce que vous avez publié mes Lettres sans me demander mon consentement. Ce procédé n'est ni de la philosophie, ni du monde. Je vous réponds cependant en vous priant par tous les devoirs de la société de ne point publier ce que je ne vous écris que pour vous seul.
Je dois vous remercier de la part que vous voulez bien prendre au succez de Tancrede, et vous dire que vous avez très grande raison de ne vouloir d'apareil et d'action au théâtre qu'autant que l'un et l'autre sont liés à l'intérêt de la pièce. Vous écrivez trop bien pour ne pas vouloir que le poëte l'emporte sur le décorateur.
Je dois aussi vous dire que la guerre n'est pas de mon goût, mais qu'on est quelquefois forcé à la faire. Les agresseurs en tout genre ont tort devant dieu et devant les hommes. Je n'ai jamais attaqué personne. Fréron m'a insulté des années entières sans que je l'aie sçu. On m'a dit que ce serpent avait mordu ma lime avec des dents aussi envenimées que faibles. Le Franc a prononcé devant l'académie un discours insolent dont il doit se repentir toute sa vie, par ce que le public a oublié ce discours, et se souvient seulement des ridicules qu'il lui a valu.
Pour vôtre pièce des philosophes, je vous répéterai toujours que cet ouvrage m'a sensiblement affligé. J'aurais souhaitté que vous eussiez emploié l'art du dialogue et celui des vers que vous entendez si bien, à traitter un sujet qui ne dût pas une partie de son succez à la malignité des hommes, et que vous n'eussiez point écrit pour flétrir des gens d'un très grand mérite dont quelques uns sont mes amis, et parmi lesquels il y en a eu de malheureux et de persécutés. Le public finit par prendre leur parti. On ne veut pas que l'on immole sur le théâtre ceux que la cour a opprimez. Ils ont pour eux tous les gens qui pensent, tous les esprits qui ne veulent point être tirannisez, tous ceux qui détestent le fanatisme; et vous qui pensez comme eux, pourquoi vous êtes vous brouillés avec eux? il faudrait ne se brouiller qu'avec les sots.
On a envoié un recueil de la plus part des pièces concernant cette querelle. Un des intéressés a fait des notes bien fortes sur les accusations que vous avez malheureusement intentées aux philosophes, et sur les méprises où vous êtes tombé dans ces imputations cruelles. Il n'est pas permis, vous le savez, à un accusateur de se tromper. C'est encor un grand désagrément pour moi que nôtre commerce de Lettres ait été empoisonné par les reproches sanglants qu'on vous fait dans ce recueil, et par ceux qu'on m'a fait à moi d'entretenir commerce avec celui qui se déclare contre mes amis.
J'avais été guai avec Le Franc, avec Trublet et même avec Fréron, j'avais été très touché de la visite que vous me fites aux Délices, j'ai regretté vivement vôtre ami mr Patu, et mes sentiments partagés entre vous et lui, se réunissaient pour vous; j'avais pris un intérêt extrême aux succez de vos talents; vous m'avez fait jouer un triste personnage quand je me suis trouvé entre vous et mes amis que vous avez déchirés. Je vous avais ouvert une voie pour tout concilier, mais au lieu de la prendre vous avez redoublé vos attaques. C'est aux jésuites et aux jansénistes à se détruire, et nous aurions dû les manger tranquilement au lieu de nous dévorer les uns les autres.