1733-10-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Aujourduy est partie par le coche certaine Adelaïde du Guesclin qui va trouver l'intime amy de son père avec des sentiments fort tendres, baucoup de modestie, et quelquefois de l'orgueil, de temps en temps des vers frappez, mais quelquefois d'assez faibles.
Elle espère que l'élégant, le tendre, l'harmonieux Cideville luy dira tous ses défauts, et elle fera tout ce qu'elle poura pour s'en corriger.

Moy père d'Adelaïde, je me meurs de regret de ne pouvoir venir vous entretenir sur tout cela.

Parve sed invideo sine me liber ibis ad illum.
Ad illum qui absens et presens mihi erit semper carissimus.

J'attends votre allégorie. Il me faut de temps en temps de quoy suporter votre absence. Je parle souvent de vous avec Linant. Vous faites cent fois plus de besogne que luy. Les occupations continuelles de votre charge loin de rebuter votre muse l'encouragent et l'animent. Vous sortez du temple de Themis comme de celuy d'Apollon. Je ne sai pas encor quel fruit Linant aura tiré de votre société et de vos conseils, mais je n'ay encor rien vu de luy. Il y a deux ans que je luy ay fait donner son entrée à la comédie sur la parole qu'il feroit une pièce. Je luy ay enfin fourny un sujet au lieu de son Sabinus qui n'etoit point du tout téâtral. Il n'a pas seulement mis par écrit le plan que je luy ay donné. Je le plains fort s'il ne travaille pas, car il me semble qu'étant un peu fier, et très gueux si avec cela il est paresseux et ignorant il ne doit espérer qu'un avenir bien misérable. Il a eu le malheur de se brouiller chez moy avec toutte la maison. Cela met malgré que j'en aye bien du désagrément dans sa vie. Celuy qui se mêle de mes petites affaires et sa femme s'étoient plaints souvent de luy. Je les avois racomodez. Les voylà cette fois cy brouillez sans aparence de retour. Cela me fâche d'autant plus, que Linant en soufre, et que malgré touttes mes attentions, je ne peux empêcher mille petits désagréments que des gens qui ne sont pas tout à fait mes domestiques sont àportée de luy faire essuyer sans que j'en sache rien. Je vous rends compte de ces petits détails parce que je l'aime et que vous l'aimez. Je suis persuadé que vous aurez la bonté de luy donner des conseils dont il profitera. J'ay bien peur que jusqu'icy vous ne lui aiez donné que de l'amour propre.

Personne n'est plus persuadé que moy que tous les hommes sont égaux, mais avec cette maxime on court le risque de mourir de faim si on ne travaille pas, et il luy sera tout au plus permis de se croire audessus de son état quand il aura fait quelque chose de bon. Mais jusques là il doit songer qu'il est jeune, et qu'il a besoin de travail. Je ne luy dis pas le quart de tout cela, parce que j'aurois l'air d'abuser du peu de bien que je lui fais, ou de prendre le party de ceux avec les quels il s'est brouillé assez mal à propos. Encor une fois pardonnez ces détails à la confiance que j'ai en vous et à l'envie d'être utile à un homme que vous m'avez recommandé.

Voltaire